Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 8.djvu/107

Cette page n’a pas encore été corrigée

chose ; et qu’il voyoit que je savois me retirer à proportion de lui, et me tenir dans le respect et dans la simple fonction de ma charge. Alors dans ce retour d’amitié et de confiance, il m’avoua que c’étoit l’abbé de Polignac qui l’avoit éloigné ; que c’étoit un enchanteur très-dangereux, une sirène… Eh bien ! monsieur, interrompis-je, avez-vous eu encore votre cruelle charité de ne lui pas bien rompre le cou en ce moment que vous l’avez eu si belle ? Oh ! pour cela, me dit-il, ce n’eût pas été charité, c’eût été abandon de Mgr le duc de Bourgogne, et manquer de charité pour lui ; aussi, vous puis-je assurer que je lui ai fait sentir tout ce que je devois sur cela pour lui-même ; et que, puisque vous appelez cela rompre le cou, vous pouvez compter que je l’ai si bien et si parfaitement rompu à l’abbé de Polignac, qu’il n’en reviendra de sa vie auprès de Mgr le duc de Bourgogne. »

Je l’en louai beaucoup, et comme un homme qui s’est surpassé lui-même ; après quoi je me licenciai à le pouiller un peu de ne vouloir ni connoître les gens ni souffrir qu’on les lui fît connoître. Je le fis souvenir de notre conversation dans le bas des jardins de Marly, sur le choix fait et non encore déclaré de Mgr le duc de Bourgogne pour l’armée de Flandre avec M. de Vendôme, et je lui dis que la prophétie que je lui en fis alors, qui ne tarda pas à s’accomplir au delà de toute pensée, et celle-ci dont il m’avouoit le plénier effet, le devoient rendre plus docile à écouter, et à croire et à se garder. Il en convint, et il est vrai que longtemps avant cet aveu il étoit moins hérissé à mes discours, à son gré peu charitables, et me croyoit fort volontiers, ce qui ne fit depuis qu’augmenter de plus en plus à mon égard. Je lui demandai après où en étoit le duc de Chevreuse ; il me dit que le retour étoit aussi entier pour lui et de même date que le sien. Le singulier est qu’ils se conduisirent avec tant de ménagements, que personne, même les valets les plus intérieurs, ne s’aperçurent jamais de ce changement si