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Boisseuil étoit fort brutal, gros joueur et fort emporté, qui traitoit souvent M. le Grand et Mme d’Armagnac, tout hauts qu’ils étoient, à faire honte à la compagnie, qui faisoit des sorties, et qui juroit dans le salon de Marly comme il eût pu faire dans un tripot. On le craignoit, et il disoit aux femmes tout ce qu’il lui venoit en fantaisie quand la fureur d’un coupe-gorge le saisissoit.

À un voyage du roi, où la cour séjourna quelque temps à Nancy, il se mit un soir à jouer je ne sais plus chez qui de la cour. Un joueur s’y trouva qui jouoit le plus gros jeu du monde. Boisseuil perdoit gros et étoit fort fâché. Il crut s’apercevoir que ce joueur trompoit, qui n’étoit connu et souffert que par son jeu. Il le suivit et s’assura par ses yeux si bien, que tout à coup il s’élança sur la table, et lui saisit la main qu’il tenoit sur la table avec les cartes dont il alloit donner. Le joueur, fort étonné, voulut tirer sa main et se fâcher. Boisseuil, plus fort que lui, lui dit qu’il étoit un fripon, et à la compagnie qu’elle alloit le voir ; et tout de suite, lui secouant la main de furie, mit en évidence la tromperie. Le joueur, confondu, se leva et s’en alla. Le jeu dura encore du temps et assez avant dans la nuit. Lorsqu’il finit Boisseuil s’en alla. Comme il sortoit la porte pour se retirer à pied, il trouva un homme collé contre la muraille, qui lui proposa de lui faire raison de l’affront qu’il lui avoit fait : c’étoit le même joueur qui l’avoit attendu là. Boisseuil lui répondit qu’il n’avoit point de raison à lui faire et qu’il étoit un fripon. « Cela peut être, lui répliqua le joueur ; mais je n’aime pas qu’on me le dise. » Ils s’allèrent battre sur-le-champ. Boisseuil y remboursa deux coups d’épée, de l’un desquels il pensa mourir. Le joueur s’évada sans blessure et se battit fort bien, à ce que dit Boisseuil. Personne n’ignora cette aventure, que le roi qui la sut des premiers, et qui, par bonté pour Boisseuil, la voulut toujours ignorer, prit sa blessure pour une maladie ordinaire.

Il n’étoit ni marié ni riche, mais à son aise. Sa physionomie,