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commettre un jour de plus à un péril qui étoit inévitable tant que ce ministre demeureroit en place. Les uns ne rougissoient pas des injures, les autres louoient ses intentions, et parloient avec modération des défauts que beaucoup de gens lui reprochoient aigrement. Tous convenoient de sa droiture, mais un successeur tel qu’il fût ne leur paraissoit pas moins nécessaire. Il y en avoit qui, croyant ou voulant persuader qu’ils porteroient l’amitié jusqu’où elle pouvoit aller, protestoient de la conserver toujours et de n’oublier jamais les plaisirs et les services qu’ils avoient reçus de lui, mais qui avouoient avec délicatesse qu’ils préféroient l’État à leur avantage particulier et à l’appui qu’ils s’affligeoient de perdre, mais que si Chamillart étoit leur frère, ils concluroient également à l’ôter, par l’évidence de la nécessité de le faire. Sur la fin on ne comprenoit pas ni comment il avoit pu être choisi, ni comment il étoit demeuré en place

Cavoye, à qui un si long usage de la cour et du grand monde tenoit lieu d’esprit et de lumière, et fournissoit quelquefois d’assez bons mots, disoit que le roi étoit bien puissant et bien absolu et plus qu’aucun de ses prédécesseurs, mais qu’il ne l’étoit pas assez pour soutenir Chamillart en place contre la multitude. Les choses les plus indifférentes lui étoient tournées à crime ou à ridicule. On eût dit que, indépendamment de toute autre raison, c’étoit une victime que le roi ne pouvoit plus refuser à l’aversion publique. Force gens s’en expliquoient tout nettement ainsi, et pas un qui pût énoncer une seule accusation particulière. On s’en tenoit à un vague qui se pouvoit appliquer à qui on vouloit, sans que de tant de personnes qu’il avoit si fort obligées aucune prît sa défense, parmi tant d’autres qui, naguère adorateurs de la fortune, se piquoient de louanges, d’admiration et d’une adulation servile pour un homme qu’ils voyoient si rudement attaqué ; et si l’excès de ce qui se donnoit en reproches poussoit quelqu’un à répondre, on