Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 7.djvu/209

Cette page n’a pas encore été corrigée

extraordinaire pour l’élection de l’empereur, général d’armée, et le dictateur de l’Allemagne !

Le prince de Carignan mourut le 23 avril en sa soixante-dix-neuvième année. Il étoit fils du prince Thomas ou de Carignan, et de la fille et sœur des deux comtes de Soissons, dernière princesse du sang de cette branche cadette de Bourbon. Le prince Thomas étoit fils de l’infante Catherine, fille de Philippe II, roi d’Espagne, sœur du roi Philippe III, grand-père de la reine épouse de Louis XIV, et du célèbre Charles-Emmanuel, duc de Savoie, vaincu par l’industrie, le courage et l’épée de Louis XIII au fameux pas de Suse. Ce prince de Carignan, de la mort duquel je parle, étoit né sourd et muet. Il étoit l’aîné du comte de Soissons, mari de la nièce du cardinal Mazarin, de laquelle j’ai souvent parlé, et oncle, par conséquent, du comte de Soissons, si étrangement marié en France, tué parmi les ennemis devant Landau, et du célèbre prince Eugène ; et de cette branche de Soissons-Savoie, il n’en reste plus.

Cette cruelle infirmité affligea d’autant plus la maison de Savoie que ce prince montroit tout l’esprit, le sens et l’intelligence dont son état pouvoit être capable. Après avoir tout tenté, on prit enfin un parti extrême : ce fut de l’abandonner à un homme qui promit de le faire parler et entendre, pourvu qu’il en fût tellement le maître, et plusieurs années, qu’on ignoreroit même tout ce qu’il feroit de lui. La vérité est qu’il en usa comme les dresseurs de chiens, et ces gens qui de temps en temps font voir pour de l’argent toutes sortes d’animaux dont les tours et l’obéissance étonnent, et qui paraissent entendre et expliquer par signes tout ce que leur maître leur dit la faim, la bastonnade, la privation de lumière, les récompenses à proportion. Le succès en fut tel, qu’il le rendit entendant tout aidé du mouvement des lèvres et de quelques gestes, comprenant tout, lisant, écrivant, et même parlant, quoique avec assez de difficulté. Lui-même, profitant après des cruelles leçons qu’il avoit reçues, s’appliqua