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Vendôme jouoit l’après-dînée à un papillon en un cabinet particulier, lorsque d’Antin arriva de Versailles. Il s’approcha de ce jeu, demanda où en étoit la reprise avec un empressement qui fit que M. de Vendôme lui en demanda la raison. D’Antin lui dit qu’il avoit à lui rendre compte de ce dont il l’avoit chargé. « Moi ! dit Vendôme avec surprise, je ne vous ai prié de ne rien. — Pardonnez-moi, répliqua d’Antin : vous ne vous souvenez donc pas que j’ai une réponse à vous faire ? » À cette recharge M. de Vendôme comprit qu’il y avoit quelque chose, quitta le jeu et entra dans une petite garde-robe obscure de Monseigneur avec d’Antin, qui là, tête à tête, lui dit que le roi lui avoit ordonné de prier Monseigneur de sa part de ne le plus mener à Meudon, comme lui-même avoit cessé de le mener à Marly, que sa présence choquoit Mme la duchesse de Bourgogne, et que le roi vouloit aussi que le duc sût qu’il désiroit qu’il ne s’y opiniâtrât pas davantage. Là-dessus la fureur transporta Vendôme et lui fit vomir tout ce qu’elle peut inspirer. Il reparla le soir à Monseigneur, qui ne s’en émut pas davantage, et qui, avec le même sang-froid qu’il lui avoit déjà montré, l’éconduisit entièrement. Le peu qui restoit du voyage s’écoula dans l’embarras et dans la rage qu’il est aisé de penser, et le jour que Monseigneur retourna à Versailles, il s’enfuit droit à Anet.

Mais, ne pouvant tenir nulle part, il s’en alla avec ses chiens, sous prétexte de chasse, passer un mois à sa terre de la Ferté-Aleps, sans logement et sans nulle compagnie, rager tout à son aise. Il revint de là à Anet se fixer dans un abandon universel. Dans ce délaissement, dans cette exclusion de tout si éclatante et si publique, incapable de soutenir une chute si parfaite après une si longue habitude d’atteindre à tout et de pouvoir tout, d’être l’idole du monde, de la cour, des armées, d’y faire adorer jusqu’à ses vices et admirer ses plus grandes fautes, canoniser tous ses défauts, d’oser concevoir le prodigieux dessein de perdre