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les façons ; et j’ai vu des gens très-dignes de foi qui m’ont assuré l’avoir vu au coucher du roi pendant le prier-Dieu, et lui cependant près du fauteuil, jeter la tête en l’air subitement plusieurs fois de suite, et ouvrir la bouche toute grande comme un chien qui aboie, mais sans faire de bruit. Il est certain qu’on étoit des temps considérables sans le voir, même ses plus familiers domestiques, hors un seul vieux valet de chambre qui avoit pris empire sur lui, et qui ne s’en contraignoit pas.

Dans les derniers temps de sa vie, et même la dernière année, il n’entra et ne sortit rien de son corps qu’il ne le vît peser lui-même, et qu’il n’en écrivit la balance, d’où il résultoit des dissertations qui désoloient ses médecins.

La fièvre et la goutte l’attaquèrent à reprises. Il augmenta son mal par son régime trop austère, par une solitude où il ne vouloit voir personne, même le plus souvent de sa plus intime famille, par une inquiétude et des précisions qui le jetèrent dans des transports de fureur.

Finot, son médecin, et le nôtre de tout temps et de plus notre ami, ne savoit que devenir avec lui. Ce qui l’embarrassa le plus, à ce qu’il nous a confié plus d’une fois, fut que M. le Prince ne voulut plus rien prendre, dit qu’il étoit mort, et pour toute raison que les morts ne mangeoient point. Si falloit-il pourtant qu’il prît quelque nourriture ou qu’il mourût véritablement. Jamais on ne put lui persuader qu’il vivoit, et que, par conséquent, il falloit qu’il mangeât. Enfin, Finot et un autre médecin qui le voyoit le plus ordinairement avec lui, s’avisèrent de convenir qu’il étoit mort, mais de lui soutenir qu’il y avoit dés morts qui mangeoient. Ils offrirent de lui en produire, et en effet ils lui amenèrent quelques gens sûrs et bien recordés qu’il ne connoissoit point et qui firent les morts tout comme lui, mais qui mangeoient. Cette adresse le détermina, mais il ne vouloit manger qu’avec eux et avec Finot. Moyennant cela, il mangea très-bien, et cette fantaisie dura assez longtemps, dont l’assiduité