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auprès de lui mieux que nul autre, mais il n’y réussissoit pas toujours. Pour M. le Duc ce n’étoit que bienséance. Ils se craignoient tous deux : le fils, un père fort difficile et plein d’humeur et de caprices ; le père, un gendre du roi ; mais souvent le pied ne laissoit pas de glisser au père, et ses sorties sur son fils étoient furieuses.

Mme la Princesse étoit sa continuelle victime. Elle étoit également laide, vertueuse et sotte ; elle étoit un peu bossue, et avec cela un gousset fin qui se faisoit suivre à la piste, même de loin. Toutes ces choses n’empêchèrent pas M. le prince d’en être jaloux jusqu’à la fureur, et jusqu’à sa mort. La piété, l’attention infatigable de Mme la Princesse, sa douceur, sa soumission de novice, ne la purent garantir ni des injures fréquentes ni des coups de pied et de poing qui n’étoient pas rares. Elle n’étoit pas maîtresse des plus petites choses ; elle n’en osoit demander ni proposer aucune. Il la faisoit partir à l’instant que la fantaisie lui en prenoit pour aller d’un lieu à un autre. Souvent montée en carrosse, il l’en faisoit descendre, ou revenir du bout de la rue, puis recommençoit l’après-dînée ou le lendemain. Cela dura une fois quinze jours de suite pour un voyage de Fontainebleau. D’autres fois, il l’envoyoit chercher à l’église, lui faisoit quitter la grand’messe, et quelquefois la mandoit au moment qu’elle alloit communier ; et il falloit revenir à l’instant, et remettre sa communion à une autre fois. Ce n’étoit pas qu’il eût besoin d’elle, ni qu’elle osât faire la moindre démarche, ni celle-là même sans sa permission ; mais les fantaisies étoient continuelles.

Lui-même étoit toujours incertain. Il avoit tous les jours quatre dîners prêts : un à Paris, un à Écouen, un à Chantilly, un où la cour était. Mais la dépense n’en étoit pas forte : c’étoit un potage, et la moitié d’une poule rôtie sur une croûte de pain, dont l’autre moitié servoit pour le lendemain.

Il travailloit tout le jour à ses affaires, et couroit Paris