Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 7.djvu/104

Cette page n’a pas encore été corrigée

fût ma confiance en eux sans réserve, et la leur en moi, parce que je comptois sur l’inutilité de heurter de front leur habitude tournée en persuasion, et de plus avec l’impossibilité de s’en jamais pouvoir promettre quoi que ce fût avec le roi. M. de Chevreuse parla longtemps, développa son projet, et me récita tout le mien à si peu de choses près, et si peu considérables que j’en demeurai stupéfoit.

À la fin, il s’aperçut de mon extrême surprise ; il voulut me faire parler à mon tour sur ce qu’il proposoit ; et je ne répondois que monosyllabes, absorbé que j’étois dans la singularité que j’éprouvois. À son tour la surprise le saisit ; il étoit accoutumé à ma franchise, à m’entendre répandre avec lui, et se voir, si je l’ose dire avec tant de différences entre nous, louer, approuver ou disputer et reprendre, car lis deux beaux-frères me souffroient tout cela. Il me voyoit morne, silencieux, concentré. « Mais parlez-moi donc, me dit-il enfin ; à qui en avez-vous donc aujourd’hui ? franchement, est-ce que je dis des sottises ? » Alors je n’y pus plus tenir, et sans répondre une parole je tire une clef de ma poche, je me lève, j’ouvre une armoire qui étoit derrière moi, j’en tire trois fort petits cahiers écrits de ma main, et en les lui présentant : « Tenez, monsieur, lui dis-je, voyez d’où vient ma surprise et mon silence ; » il lut, puis parcourut et trouva tout son plan ; jamais je ne vis homme si étonné, ou plutôt jamais deux hommes ne le furent l’un après l’autre davantage.

Il vit toute la substance de la forme de gouvernement qu’il venoit de me proposer ; il vit les places des conseils remplies de noms dont quelques-uns étoient morts depuis ; il vit toute l’harmonie de leurs différents ressorts, et celle des ministres de chacun des conseils ; il vit jusqu’au détail des appointements avec la comparaison de ceux des ministres effectifs du roi. J’avois formé les conseils de ceux que j’y avois cru les plus propres, pour me répondre à moi-même à l’objection des sujets, et j’avois mis les appointements