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de possibles, non que je tinsse les choses désespérées, mais bien les obstacles invincibles. C’étoit un homme qui espéroit toujours et qui vouloit toujours marcher en conséquence, je dis marcher, mais à part soi. Cette manière satisfaisoit son amour du raisonnement, et ne faisoit pas violence à sa prudence si à sa politique : c’étoit cela même qui me dégoûtoit. Je haïssais les châteaux en Espagne, et les raisonnements qui ne pouvoient aboutir à rien. Je voyois manifestement l’impossibilité d’un gouvernement sage et heureux tant que le système présent dureroit ; je sentois toute celle d’aucun changement là-dessus, par l’habitude du roi et l’opinion qu’il avoit prise que la puissance des secrétaires d’État étoit la sienne, ainsi que du contrôleur général, par conséquent impossibilité de la borner, ni de la partager, ni de lui persuader qu’il pût sûrement admettre dans son conseil personne qui ne fît preuves complètes de roture [1], et de nouveauté même, excepté le seul chef du conseil des finances, parce que rien ne dépendoit de lui. Ce que j’avois donc fait là-dessus autrefois, pour ma satisfaction seule, je l’avois condamné aux ténèbres, et regardé comme la république de Platon.

Ma surprise fut donc grande, lorsque M. de Chevreuse, s’ouvrant de plus en plus avec moi, se mit à déployer les mêmes idées que j’avois eues. Il aimoit â parler et il parloit bien, avec justesse, précision et choix. On aimoit aussi fort à l’entendre. Je l’écoutois donc avec toute l’attention de voir en lui mes pensées, mon dessein, mon projet, dont je l’avois toujours cru lui et M. de Beauvilliers si éloignés, que je m’étois bien gardé de m’en expliquer avec eux quelle que

  1. Louis XIV dit lui-même dans ses Mémoires (t. Ier, p. 32, 33) : « Il n’était pas de mon intérêt de prendre [pour ministres] des hommes d’une qualité éminente. Il fallait, avant toutes choses, faire connaître au public, par le rang même où je les prenais, que mon dessein n’était pas de partager mon autorité avec eux. Il m’importait, qu’ils ne conçussent pas eux-mêmes de plus hautes espérances que celles qu’il me plairait de leur donner. Ce qui est difficile aux gens d’une grande naissance. »