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mot par sa considération personnelle. Il me la conta à Issy, comme je revenois de la Ferté. « Et la Lorraine, lui dis-je, est-ce que vous ne la stipulez pas ? » Mon homme s’embarrassa, et me dit que Campredon s’étoit trop avancé, et avoit signé contre ses ordres. « Mais la Lorraine ? ajoutai-je. Mais la Lorraine ! me dit-il, ils n’ont jamais voulu la céder, Campredon a signé, nous n’avons pas voulu le désavouer, c’étoit chose faite. » Alors je lui représentai avec force la suite de la pragmatique [1] qu’il garantis soit, l’étrange danger d’un empereur duc de Lorraine, qui fortifieroit cet État, y entretiendroit des troupes, couperoit l’Alsace et la Franche-Comté, nous obligeroit de faire à neuf une frontière aux Évêchés [2] et en Champagne, si nous voulions éviter de le voir dans Paris quand il voudroit ; que, si on se contentoit de promesses, il avoit l’exemple de Ferdinand le Catholique avec Louis XII, et de Charles-Quint avec François Ier, avec l’extrême différence qu’en se départant des prétentions d’Italie, ces princes demeuroient en repos et en sûreté de ce côté-là, avec les Alpes et les États de Savoie entre-deux, au lieu que la position de la Lorraine nous tenoit dans un danger imminent et continuel. Ce discours plus étendu et fort appuyé qu’il écouta, tant que je voulus le pousser, sans m’interrompre, avec grande attention, le jeta dans une rêverie profonde qui, après que j’eus achevé, nous tint tous deux assez longtemps en silence. Il le rompit le premier pour parler d’autre chose. Un mois après, je sus qu’on nous cédoit la Lorraine en plein et pour toujours ; j’en fus ravi, et j’avoue que je crus en être cause, mais je me gardai bien de dire un seul mot qui le pût faire soupçonner. L’admirable

  1. Les lois constitutives de l’Allemagne portaient le nom de pragmatique ou pragmatique sanction. Ainsi la bulle d’or de 1356 est désignée sous le nom de pragmatique sanction, de même que l’ordonnance de 1713 relative à l’ordre de succession dans les États autrichiens.
  2. On appelait les Évêchés ou les Trois-Évêchés, dans l’ancienne France, les villes et territoires de Toul, Metz et Verdun.