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toujours en désarroi ; belle comme le jour jusqu’au dernier moment de sa vie, sans être malade, et croyant toujours l’être et aller mourir. Cette inquiétude l’entretenoit dans le goût de voyager ; et dans ses voyages elle menoit toujours sept ou huit personnes de compagnie. Elle en fut toujours de la meilleure, avec des grâces qui faisoient passer ses hauteurs et qui leur étoient adaptées. Il n’étoit pas possible d’avoir plus d’esprit, de fine politesse, des expressions singulières, une éloquence, une justesse naturelle qui lui formoit comme un langage particulier, mais qui étoit délicieux et qu’elle communiquoit si bien par l’habitude, que ses nièces et les personnes assidues auprès d’elle, ses femmes, celles que, sans l’avoir été, elle avoit élevées chez elle, le prenoient toutes, et qu’on le sent et on lé reconnoît encore aujourd’hui dans le peu de personnes qui en restent. C’étoit le langage naturel de la famille, de son frère et de ses sœurs. Sa dévotion ou peut-être sa fantaisie étoit de marier les gens, surtout les jeunes filles ; et comme elle avoit peu à donner après toutes ses aumônes, c’étoit souvent la faim et la soif qu’elle marioit. Jamais, depuis sa sortie de la cour, elle ne s’abaissa à rien demander pour soi ni pour autrui. Les ministres, les intendants, les juges n’entendirent jamais parler d’elle. La dernière fois qu’elle alla à Bourbon, et sans besoin, comme elle faisoit souvent, elle paya deux ans d’avance toutes les pensions charitables, qu’elle faisoit en grand nombre, presque toutes à de pauvre noblesse, et doubla toutes ses aumônes. Quoique en pleine santé, et de son aveu, elle disoit qu’elle croyoit qu’elle ne reviendroit pas de ce voyage, et que tous ces pauvres gens auroient, avec ces avances, le temps de chercher leur subsistance ailleurs. En effet, elle avoit toujours la mort présente ; elle en parloit comme prochaine dans une fort bonne santé, et avec toutes ses frayeurs, ses veilleuses et une préparation continuelle, elle n’avoit jamais ni médecin ni même de chirurgien.

Cette conduite concilie avec ses pensées de sa fin les idées