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ennemis et affermi sa puissance, lui inspira une vanité qui le rendit ridicule et odieux. Il ne craignit pas d’entrer en lutte avec de grands seigneurs, et entre autres avec le duc de Caudale, fils du duc d’Épernon.

Le duc de Candale étoit un des seigneurs de cette époque les plus renommés pour sa beauté, sa magnificence et l’éclat de ses aventures. Bartet, son rival en amour, dit devant plusieurs témoins que, si l’on ôtait au duc de Candale ses grands cheveux, ses grands canons [1], ses grandes manchettes et ses grosses touffes de galants [2], il seroit moins que rien, et ne paroîtroit plus qu’un squelette et un atome [3]. Le duc de Candale, instruit de cette insolence, s’en vengea avec une audace qui peint l’époque, et montre combien les grands seigneurs se croyoient au-dessus des lois. Il envoya un de ses écuyers, à la tête de onze hommes, arrêter en plein jour la voiture de Bartet, dans la rue Saint-Thomas du Louvre. On ne lui donna pas la bastonnade, comme dit. Saint-Simon, mais pendant qu’une partie des gens du duc de Candale arrêtoient les chevaux de Bartet, et menaçoient son cocher de leurs pistolets, d’autres entrèrent dans le carrosse, et, armés de ciseaux, lui coupèrent la moitié des cheveux et de la moustache, et lui arrachèrent son rabat, ses canons et ses manchettes. Le jour même de cette aventure (28 juin 1655), Bartet envoya son frère à Mazarin avec la lettre suivante [4]  :

« Je dépêche mon frère à Votre Éminence pour lui rendre compte d’une malheureuse affaire qui m’est survenue à ce matin. Je sortois à dix heures de chez M. Ondedei [5], à qui je n’avois point parlé, parce qu’il étoit avec M. l’évêque d’Amiens, et m’en allois dans mon carrosse avec deux petits laquais derrière. À l’entrée de la rue Saint-Thomas du Louvre, du côté du quai, j’ai vu venir à moi quatorze hommes à cheval, avec quelques valets à pied, tous armés d’épées, et de pistolets, et de poignards, qui ont crié à mon cocher qu’il arrêtât. J’ai titré la tête à la portière, et ai cru d’abord qu’ils me prenoient pour un autre, ne me sachant aucune méchante affaire ; mais les ayant reconnus pour être des valets de chambre et des parents d’un

  1. Les canons étoient des ornements de toile ronds, fort larges, souvent ornés de dentelles, qu’on attachoit au-dessous du genou et qui tomboient jusqu’à la moitié de la jambe. Molière s’est moquéDe ces larges canons, où comme en des entravesOn met tous les matins ses deux jambes esclaves.
  2. Noeuds de rubans qui servoient à orner les vêtements. Voy. p. 453, la note sur le mot petite oie qui avoit la même signification.
  3. Mémoires de Conrart, article Bartet.
  4. Archives des affaires étrangères, France, t. CLIV, pièce 95 autographe.
  5. L’abbé Ondedei, parent de Mazarin, devint évêque de Fréjus.