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Le maréchal d’Estrées mourut au mois de mai, à Paris, à quatre-vingt-trois ans passés, doyen des maréchaux de France, comme son père et son fils, singularité sans exemple, et de trois générations de suite maréchaux de France, et toutes trois doyens, et toutes trois dignes du bâton, toutes trois aussi chevaliers de l’ordre. Celui-ci jouissoit, depuis près de quatre ans, de la joie de voir son fils maréchal de France. Il l’avoit été fait seul au printemps de 1681, onze ans après la mort de son père, avec l’applaudissement public, et son impatience depuis longtemps de l’en voir décoré. Il étoit estropié d’une main de sa première campagne, colonel d’infanterie au siège de Gravelines en 1644. Dès 1655 il fut fait lieutenant général. Il s’étoit distingué en beaucoup d’occasions à la tête du régiment de Navarre.

L’ordre du tableau étoit encore alors heureusement inconnu. On éprouvoit les gens qui montroient de la volonté et des talents ; on les mettoit à portée de les employer par des commandements plus ou moins considérables ; on laissoit ceux en qui on voyoit les espérances qu’on en avoit conçues trompées, on avançoit ceux qui réussissoient ; et quoique la faveur, la naissance, les établissements aient toujours eu quelques droits, la réputation étoit pesée, le cri de l’armée, l’opinion des troupes, le sentiment des généraux d’armée étoient écoutés, on ne passoit par-dessus que bien rarement, en bien et en mal.

M. de Louvois, dès lors méditant lé projet de se rendre le maître de la conduite de la guerre et des fortunes, et de changer pour sa puissance toute manière de faire l’une et l’autre, songeoit aussi à se défaire des gens qui pointoient, et dont le mérite l’eût embarrassé, comme à la longue il en vint à bout. Il gémissoit sous le poids de M. le Prince, de M. de Turenne et de leurs élèves ; il ne vouloit plus qu’il s’en pût faire de nouveaux ; il en vouloit tarir la source, pour que tout, jusqu’au mérite, vînt de sa main, et que l’ignorance, parvenue de sa grâce, ne pût se maintenir que par elle.