Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 6.djvu/354

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hasard, la tira de sa poche, et, par ordre du roi, en fit la lecture.

Le roi se récria, mais toutefois ménageant un peu M. de Vendôme, et demanda assez sévèrement à Chamillart pourquoi il ne lui avoit point parlé de ces lettres. Il s’en tira en niant qu’il les eût vues ; mais sur-le-champ il reçut ordre du roi d’écrire de sa part à Vendôme, à son Albéroni (ce fut son terme), à Crosat et à son gendre (ce fut encore son expression), des lettres fortes, et aux trois derniers qu’ils mériteroient punition, et ordre de demeurer dans le silence. À Crosat en particulier, défense de laisser voir à qui que ce fût la lettre du comte d’Évreux, et cela fut exécuté aussitôt. Je ne comprends pas comment Campistron fut oublié. Le roi sentit peut-être que la gravité de son crime demandoit plus que des paroles, et voulut éviter à Vendôme un châtiment qui retomboit sur lui. Les ministres, de leur côté, timides, se contentèrent de répondre et n’osèrent rien dire de leur chef. Telle étoit la terreur de Vendôme et de sa cabale jusque dans le conseil du roi, et telle la réduction de la vérité et de Mgr le duc de Bourgogne dans l’intimité du cabinet du roi, son grand-père.

Crosat sortit mieux d’affaire par la prévoyance que j’ai remarqué qu’avoit eue Mme de Bouillon. M. de Bouillon arrivoit de Turenne où il avoit fait un voyage, dans lequel il s’étoit donné la plate satisfaction de brûler le maréchal de Noailles en effigie de paille et de carton à califourchon sur son petit château d’Ayen, comme les Anglois brûlent un pape de paille tous les ans à Londres. Ils étoient alors dans la plus grande animosité de leur éternel procès sur la mouvance et les droits de Turenne. Il trouva tout ce vacarme. Instruit par sa femme de ce qu’elle avoit fait, ils distribuèrent la seconde lettre du comte d’Évreux, qu’ils assurèrent fermement être l’unique que leur fils eût écrite, et la véritable, qui, sans parler des généraux, disoit seulement qu’il n’y avoit rien de gâté, et que l’armée étoit de quatre-vingt