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de guerre à faire juger qu’un autre que lui y avoit mis la main. Elle étoit, comme celle d’Albéroni, un tissu de mensonges sans un seul mot de vérité, mais dont le profond artifice, adroitement conduit, se présentoit avec toute la délicatesse et le spécieux le plus propre à lui donner un air de vérité, en couvrant en même temps tout le vrai de ténèbres et à rebuter de les vouloir percer. Tout l’art possible y est principalement employé, et on voit que c’est tout le but de la pièce, au dessein de tomber à plomb sur Mgr le duc de Bourgogne, de l’attaquer personnellement sur tout ce qui est le plus sensible, et de lui arracher ce que les hommes ont de plus précieux. Il ne se peut une pièce mieux faite dans cette vue, ni plus cruellement assenée. Ses moindres traits sont d’appeler Gamaches et d’O les gouverneurs des princes ; de les nommer des marauds ; de dire que le maréchal de Matignon méritoit d’être mis au conseil de guerre, malgré sa dignité, pour avoir été de leur avis sur la retraite ; que M. de Vendôme les avoit publiquement traités ainsi, et en face, et parlant à eux, et qu’il en avoit écrit au roi en mêmes termes.

L’énormité de cette lettre, en comparaison de laquelle celle d’Albéroni n’étoit que fleurs et mesure, en fit faire les différents usages. Celle d’Albéroni fut répandue à pleines mains pour préparer, soulever, exciter ; l’autre ne se confia qu’en mains sûres pour la montrer partout, mais avec un air de mystère et de confiance qui ajoutât à séduction, et qui fît valoir, aux dépens de Mgr le duc de Bourgogne, le malheur de l’État que M. de Vendôme n’eût pas été cru, et le sien d’avoir affaire à un prince, contre qui, avec de si bonnes raisons, il ne lui étoit pas permis de se défendre en révélant tout ce qui s’étoit passé. Avec cette adresse, la pièce ne laissa pas d’être vue jusque dans les cafés, les spectacles, et les autres lieux publics de jeux, de débauche, et même de promenades publiques, et parmi les nouvellistes. On eut soin qu’elle ne fût pas ignorée dans les provinces, et jusque