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qui laisseroit Philippe V un grand roi en lui donnant toute l’Italie, excepté ce qu’y tenoient le grand-duc et les républiques de Venise et de Gênes, l’État ecclésiastique de Naples et Sicile, trop éloignés et coupés du reste par l’État du pape ; avoir pour le roi la Lorraine et quelques autres arrondissements et placer ailleurs les ducs de Savoie, de Lorraine, de Parme et de Modène. J’en fis le plan dans ma tête sans l’écrire, et je le dis à Callières, plutôt pour m’instruire que par croire avoir rien imaginé de fort bon et de praticable ; je fus surpris de le lui voir goûter. Il m’exhorta à le mettre sur du papier, et à le montrer comme un projet aux trois ministres avec qui j’étois dans une liaison intime. Je résistai plusieurs jours ; enfin, pressé par Callières, je lui promis d’en parler à ces messieurs, mais je ne pus me résoudre de rien mettre par écrit. M. de Beauvilliers, à qui j’en parlai le premier, trouva ce plan fort bon et fort raisonnable ; M. de Chevreuse aussi. Ils voulurent que j’en parlasse aux deux autres. Le contraste de leur réponse perdroit trop, si la modestie m’empêchoit de rapporter leur réponse, qui les peint tous deux au naturel. Le chancelier me répondit, après m’avoir écouté fort attentivement, qu’il voudroit me baiser au cul et que cela fût exécuté, et Chamillart, avec gravité, que le roi ne céderoit pas un moulin de toute la succession d’Espagne. Dès lors je compris l’étourdissement où nous étions, et combien les suites en étoient à craindre.

Vers la fin de novembre arriva le comte d’Aguilar à Paris, qui fut présenté au roi par le duc d’Albe. Le roi d’Espagne l’envoyoit au roi pour lui persuader le siège de Barcelone, et de trouver bon qu’il le fît en personne, avec le secours des vaisseaux et des troupes du roi. Aguilar ne réussit que trop dans sa commission, au malheur des deux couronnes, et qui mit celle du roi d’Espagne dans le plus extrême péril. Il étoit ou prétendoit être Manrique de Lara, grand d’Espagne par sa mère et fils unique de ce comte de Frigilliane