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et depuis longtemps uniquement nourrie par la mer, n’avoit plus cette ressource depuis la retraite de notre flotte et l’arrivée de celle des Anglois, et nulle autre d’ailleurs pour la subsistance journalière. Toutes ces raisons persuadèrent enfin le roi d’Espagne de la nécessité de lever le siège, quelque résistance qu’il y eût apportée jusqu’alors.

Après cela il fallut délibérer de la manière de l’exécuter et du lieu où l’armée se tourneroit. On convint encore qu’il n’y avoit nul moyen de se retirer par la Catalogne, pleine de révoltés qui tenoient la campagne, soutenus de tous ceux du royaume de Valence qui tenoient les places, et à travers cette cruelle multitude de miquelets qui les assiégeoient. Il fut donc résolu qu’on prendroit le chemin de la frontière de France, et que là, on délibéreroit de nouveau, quand on seroit en sûreté vers le Roussillon, de ce qu’on deviendroit.

On leva donc le siège la nuit du 10 au 11 mai, après quatorze jours de tranchée ouverte, et on abandonna cent pièces d’artillerie, cent cinquante milliers de poudre, trente mille sacs de farine, vingt mille de sevade[1], quinze mille de grain, et un grand nombre de bombes, de boulets et d’outils. L’armée fut huit jours durant harcelée par les miquelets en queue et en flanc de montagne en montagne. Le duc de Noailles, dont l’équipage avoit été constamment respecté par eux pendant le siège et dans cette retraite, parce qu’ils aimoient son père pour les avoir bien traités et avoir sauvé la vie à un de leurs principaux chefs, s’avisa de les appeler pour leur parler. À son nom, les principaux descendirent des montagnes et vinrent à lui. Il en obtint qu’ils n’inquiéteroient plus l’armée, qu’ils ne tireroient plus sur les troupes, à condition qu’on ne les brûleroit point. Cela fut exécuté fidèlement de part et d’autre, et de ce moment l’armée acheva sa marche en tranquillité, qui fut encore de trois jours, où elle auroit beaucoup souffert de ces cruelles guêpes.

  1. Espèce d’avoine.