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roi et le faire consentir à sa grandesse. Malheureusement pour lui il trouva le duc de Grammont encore à Madrid, d’où il étoit prêt à partir, qui dépêcha un courrier sur ce retour d’un homme qu’il savoit avoir eu ordre d’aller au siège de Gibraltar et qu’il ignoroit avoir eu la permission d’en revenir. Cette désobéissance fut promptement châtiée. Torcy eut ordre de dépêcher un courrier à Maulevrier, avec commandement absolu de partir au moment qu’il le recevroit pour revenir en France. Alors il n’y eut plus de remède ni à différer. Il prit congé du roi et de la reine d’Espagne en homme désespéré, et partit. Le rare est qu’en arrivant à Paris, il trouva la cour à Marly et sa femme du voyage. Il fit demander la permission d’user du droit des maris sur Marly, quand leurs femmes y étoient, ce que le roi, pour éviter un éclat, voulut bien ne pas lui refuser. Sa consolation fut d’y trouver la princesse des Ursins de plus en plus au pinacle, par le moyen de laquelle il espéra se raccommoder, brouillé comme il l’étoit pour elle, ou plutôt pour ses vues ambitieuses, avec Torcy, et avec le duc de Beauvilliers, ses cousins germains.

Cependant les choses alloient fort mal à Gibraltar. Il y arriva un prodigieux secours de Lisbonne, conduit par trente-cinq gros vaisseaux de guerre. Ils entrèrent dans la baie de Gibraltar, où ils trouvèrent Pointis avec cinq vaisseaux, qui ne s’y croyoit pas en sûreté, mais qui avoit un ordre positif du roi d’Espagne d’y demeurer. Un brouillard fort épais lui déroba la vue de cette flotte, qui tomba sur lui qu’à peine l’avoit-il aperçue. Il n’en avoit eu aucun avis ; quoiqu’il eût envoyé deux autres vaisseaux dans l’Océan, pour découvrir et l’avertir, ce qu’ils n’avoient pu faire. Malgré l’inégalité du nombre, le combat dura cinq heures ; mais à la fin le grand nombre l’emporta. Trois vaisseaux de soixante pièces de canon chacun furent pris, deux de quatre-vingts pièces de canon que les ennemis n’osèrent aborder s’échouèrent. Pointis, qui montoit le plus gros, sauva les