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jeunesse, mais qui n’étoit que pour elle ; beaucoup d’esprit et du plus aimable et fait exprès pour le monde, un tour, une aisance, une liberté qui ne prenoit jamais rien sur la bienséance, la modestie, la politesse, le discernement, et avec cela un grand sens, beaucoup de gaieté, de la noblesse et même de la magnificence, en sorte que, tout occupée de bonnes œuvres, on ne l’auroit crue attentive qu’au monde et à ce qui y avoit rapport. Sa conversation et ses manières faisoient oublier sa singulière laideur : l’union entre elle et son [mari] avoit toujours été la plus intime.

C’étoit un grand et gros homme, le meilleur homme du monde, le plus brave et le plus plein d’honneur, mais si bête et si lourd, qu’on ne comprenoit pas qu’il pût avoir quelque talent pour la guerre. L’âge et le chagrin l’avoient fort approché de l’imbécile. Ils étoient riches chacun de leur côté, et sans enfants.

Sa femme, pleine de vues, séchoit pour lui de douleur. Dans les divers commandements et gouvernements où elle l’avoit suivi, elle avoit eu l’art de tout faire, de suppléer jusqu’à ses fonctions, de laisser croire que c’étoit lui qui faisoit tout, jusqu’au détail domestique, et partout ils s’étoient fait aimer et respecter, mais elle singulièrement. Par Chamillart, elle remit son mari à flot, qui lui procura ce commandement de la Rochelle et des provinces voisines qu’avoit eu le maréchal d’Estrées, avant qu’il allât en Bretagne, et le porta ainsi au bâton d’autant plus aisément, que le roi avoit toujours eu pour lui de l’estime et de l’amitié : sa promotion trop retardée fut généralement applaudie.

Le comte d’Estrées fut heureux. Son père, qui s’étoit fort distingué à la guerre et lieutenant général dès 1655, fut choisi pour passer au service de mer, lorsque Colbert fit prendre au roi la résolution de rétablir la marine en 1668. Il y acquit de la gloire dès sa première campagne, qui fut en Amérique, au retour de laquelle il fut vice-amiral. M. de Seignelay, ami du comte d’Estrées, contribua