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il viendroit à bout de faire d’eux comme de Morville ; mais ils avoient trop peu de loisirs et lui trop peu d’accès. Dans la peine du peu de succès de ses essois, il se mit dans la tête de venir à bout du cardinal, par une assiduité qui lui plût, comme il n’en doutoit pas, et qui, l’accoutumant à lui, lui frayât le chemin de son cabinet, ou, une fois entré, il comptoit bien le gouverner. Il se mit donc à ne bouger de Versailles, et quoiqu’il n’eût de logement qu’à la ville, d’y donner tous les jours un dîner dont la délicatesse attirât. Il y menoit des gens de guerre qu’il trouvoit sous sa main, le peu de gens d’âge qui, autrefois à la cour, venoient pour quelque affaire à Versailles, et des conseillers d’État. Là on dissertoit, et Silly tenoit le dé du raisonnement et de la politique, en homme qui se ménage, qui croit déjà faire une figure, et qui la veut augmenter. En même temps il s’établit tous les jours à la porte du cardinal pour le voir passer. Cela dura plus d’un an, sans rien rendre que quelques dîners chez le cardinal, encore bien rarement ; soit que le cardinal fût averti du dessein de Silly, soit que sa défiance naturelle prît ombrage d’une assiduité si remarquable. Un jour qu’il rentroit un moment avant son dîner, il s’arrêta à la porte de son cabinet, et demanda à Silly d’un air fort gracieux s’il désiroit quelque chose et s’il avoit à lui parler. Silly, se confondant en compliments et en respects, lui répond que non, et qu’il n’est là que pour lui faire sa cour en passant. Le cardinal lui répliqua civilement, mais haussant la voix pour être entendu de tout ce qui étoit autour d’eux, qu’il n’étoit pas accoutumé à voir des gens comme lui à sa porte, et ajouta fort sèchement qu’il le prioit de n’y plus revenir quand il n’auroit point affaire à lui.

Ce coup de foudre, auquel Silly s’étoit si peu attendu, le pénétra d’autant plus qu’il s’y trouva plus de témoins. Il avoit compté circonvenir le cardinal par ses plus intimes amis à qui il faisoit une cour basse et assidue, après avoir trouvé divers moyens de s’introduire chez eux, et mène de