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traits plaisants et mordants sur la maison d’Autriche et sur quelques seigneurs qu’on lui croyoit attachés. Louville fut convié de l’aller voir à Madrid. Il le trouva assez malproprement entre deux draps, couché sur le côté droit, où il étoit sans avoir changé de place, ni laissé faire son lit depuis plusieurs mois ; il se disoit hors d’état de remuer et se portoit pourtant très bien. Le fait étoit qu’il entretenoit une maîtresse qui, lasse de lui, avoit pris la fuite. Il en fut au désespoir, la fit chercher par toute l’Espagne, fit dire des messes et d’autres dévotions pour la retrouver, tant la religion des pays d’inquisition est éclairée, et finalement fit vœu de demeurer au lit et sans bouger de dessus le côté droit, jusqu’à ce qu’elle fût retrouvée. Il avoua enfin cette folie à Louville comme une chose forte, capable de lui rendre sa maîtresse, et tout à fait raisonnable. Il recevoit chez lui grand monde, et la meilleure compagnie de la cour, étant lui-même d’excellente conversation. Avec ce vœu, il ne fut de rien à la mort de Charles II ni à l’avènement de Philippe V, qu’il ne vit jamais, et à qui il fit faire toutes sortes de protestations, et il poussa l’extravagance jusqu’à sa mort, sans être jamais levé ni branlé de dessus son côté droit. Cette manie est si inconcevable, et pourtant si certaine, que je l’ai crue digne d’être remarquée d’un homme sage d’ailleurs, sensé et plein d’esprit dans tout le reste.

Son fils unique, don Antoine Martin de Tolède, ambassadeur en France, qu’il n’appeloit jamais que Martin, qui est assez la façon des Espagnols, étoit un homme de mine assez basse, mais beaucoup d’esprit et fort instruit, très sage, très mesuré, poli avec dignité et qui exerça son ambassade dans les temps les plus tristes avec beaucoup de courage et de jugement, à la satisfaction de sa cour et de la nôtre, qui eut pour lui une véritable estime et une considération très marquée. Sa femme, sœur des ducs d’Arcos et de Baños, extrêmement vive, encore plus laide, divertit un peu le