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La promotion se déclara, qui surprit tout le monde par le grand nombre ; jamais à beaucoup près il n’y en avoit eu de pareille ; je parcourus avidement les brigadiers de cavalerie pour voir si mon tour approchoit de près. Je fus bien étonné quand j’en vis cinq à la queue mes cadets. Leur nom n’est jamais sorti de ma mémoire et y est toujours demeuré très présent. C’étoit d’Ourches, Vandeuil, Streff, le comte d’Ayen et Ruffé. Il est difficile de se sentir plus piqué que je le fus. Je trouvois l’égalité confuse de l’ordre du tableau suffisamment humiliante, la préférence du comte d’Ayen malgré son népotisme, et celle de quatre gentilshommes particuliers me parut insupportable. Je me tus cependant, pour ne rien faire de mal à propos dans la colère. M. le maréchal de Lorges fut outré et pour moi et pour lui-même ; M. son frère ne le fut guère moins, et par l’inconsidération pour eux, et telle qu’il fut volontiers pour tout le monde. Il avoit pris de l’amitié pour moi. Tous deux me proposèrent de quitter. Le dépit m’en donnoit grande envie ; la réflexion de mon âge, de l’entrée d’une guerre, de renoncer à toutes les espérances du métier, l’ennui de l’oisiveté, la douleur des étés à ouïr parler de guerre, de départs, d’avancements de gens qui s’y distinguent, qui s’y élèvent, qui acquièrent de la réputation me retenoit puissamment. Je passai ainsi deux mois dans ce déchirement, quittant tous les matins, et ne pouvant bientôt après m’y résoudre.

Poussé enfin à bout de cet état avec moi-même, et pressé par les deux maréchaux, je me résolus à prendre des juges à l’avis desquels je me rendrois, et à les prendre en des états différents. Je choisis le maréchal de Choiseul sous qui j’avois servi, et bon juge en ces matières, M. de Beauvilliers, M. le chancelier, et M. de La Rochefoucauld. Je leur avois déjà fait mes plaintes ; ils étoient indignés de l’injustice, mais les trois derniers en courtisans. C’étoit mon compte. Ce génie étoit propre à tempérer leur conseil, et