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La curiosité de la grandeur d’un événement si rare, et qui intéressoit tant de millions d’hommes, attira tout Madrid au palais, en sorte qu’on s’étouffoit dans les pièces voisines de celle où les grands et le conseil ouvroient le testament. Tous les ministres étrangers en assiégeoient la porte.

C’étoit à qui sauroit le premier le choix du roi qui venoit de mourir, pour en informer sa cour le premier. Blécourt étoit là comme les autres sans savoir rien plus qu’eux, et le comte d’Harrach, ambassadeur de l’empereur, qui espéroit tout, et qui comptoit sur le testament en faveur de l’archiduc, était vis-à-vis la porte et tout proche avec un air triomphant. Cela dura assez longtemps pour exciter l’impatience. Enfin la porte s’ouvrit et se referma. Le duc d’Abrantès, qui étoit un homme de beaucoup d’esprit, plaisant, mais à craindre, voulut se donner le plaisir d’annoncer le choix du successeur, sitôt qu’il eut vu tous les grands et le conseil y acquiescer et prendre leurs résolutions en conséquence. Il se trouva investi aussitôt qu’il parut. Il jeta les yeux de tous côtés en gardant gravement le silence. Blécourt s’avança, il le regarda bien fixement, puis tournant la tête fit semblant de chercher ce qu’il avoit presque devant lui. Cette action surprit Blécourt et fut interprétée mauvaise pour la France ; puis tout à coup, faisant comme s’il n’avoit pas aperçu le comte d’Harrach et qu’il s’offrît premièrement à sa vue, il prit un air de joie, lui saute au cou, et lui dit en espagnol, fort haut : « Monsieur, c’est avec beaucoup de plaisir…. » et faisant une pause pour l’embrasser mieux, ajouta : « Oui, monsieur, c’est avec une extrême joie que pour toute ma vie… » et redoublant d’embrassades pour s’arrêter encore, puis acheva : « et avec le plus grand contentement que je me sépare de vous et prends congé de la très auguste maison d’Autriche. » Puis perce la foule, chacun courant après pour savoir qui étoit le successeur. L’étonnement et l’indignation du comte d’Harrach lui fermèrent entièrement la bouche, mais parurent sur son visage dans toute leur