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l’avoit souvent chez elle, et le duc et le cardinal de Bouillon.

Le comte d’Auvergne fut longues années son esclave. M. de La Feuillade y venoit deux fois la semaine souper de Versailles, et retournoit au coucher du roi ; et c’étoit une farce de la voir partager ses grâces entre lui et le comte d’Auvergne, qui rampoit devant elle, malgré sa roguerie, et mouroit à petit feu des airs et des préférences de l’autre. Le comte de Fiesque qui, avec beaucoup d’esprit, étoit une manière de cynique fort plaisant quelquefois, impatienté de cette fée, lui fit une chanson et mettre un matin sur sa porte en grosses lettres, comme les affiches d’indulgences aux églises : Impertinence plénière. Peu à peu la compagnie se mêla ; le jeu prit un peu plus ; l’avarice diminua la bonne chère. La Feuillade avoit enfin expulsé le comte d’Auvergne, puis étoit mort. Le tribunal existoit encore, et la décision souveraine sur tout ce qui se passoit, mais il ne florissoit plus tant. Mortagne, qui depuis vingt ans en étoit amoureux, et qui s’étoit fait la justice de n’oser le montrer que par une assiduité pleine de respect, et surtout de silence, parmi une si brillante cour, espéra alors que le moment étoit venu de couronner sa patience. Il osa soupirer tout haut et déclarer sa persévérance.

Il étoit riche et capitaine de gendarmerie ; de l’honneur, de la valeur, de la politesse, avec un esprit doux et médiocre. La fée fut touchée d’un amour si respectueux, si fidèle, si constant. Elle étoit vieille et devenue infirme ; elle couronna son amour et l’épousa. Mortagne n’étoit rien ; son nom étoit Collin.

Il étoit des Pays-Bas voisins de celui de Liège. Son père ou son grand-père étoit homme d’affaires de la maison de Mortagne qui étoit ruinée. Il s’y était enrichi, en avoit acheté les terres, et celui-ci en portoit le nom. Il n’étoit rien moins que beau ni jeune ; bien fait, mais un peu gras ; engoncé et fort rouge.

Pas un de ses valets ne l’avoit vu sans perruque, ni s’habiller ou se déshabiller, d’où on jugeoit qu’il avoit sur