Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 1.djvu/87

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
24
[1692]
MARIAGE DU DUC DE CHARTRES.

ne me surprit pas, par la rencontre que j’avois faite au commencement de l’après-dînée.

Madame se promenoit dans la galerie avec Châteauthiers, sa favorite et digne de l’être ; elle marchoit à grands pas, son mouchoir à la main, pleurant sans contrainte, parlant assez haut, gesticulant et représentant bien Cérès après l’enlèvement de sa fille Proserpine, la cherchant en fureur et la redemandant à Jupiter. Chacun, par respect, lui laissoit le champ libre et ne faisoit que passer pour entrer dans l’appartement. Monseigneur et Monsieur s’étoient remis au lansquenet. Le premier me parut tout à son ordinaire. Jamais rien de si honteux que le visage de Monsieur, ni de si déconcerté que toute sa personne, et ce premier état lui dura plus d’un mois. M. son fils paraissoit désolé, et sa future dans un embarras et une tristesse extrême. Quelque jeune qu’elle fût, quelque prodigieux que fût ce mariage, elle en voyoit et en sentoit toute la scène, et en appréhendoit toutes les suites. La consternation parut générale, à un très-petit nombre de gens près. Pour les Lorrains ils triomphoient. La sodomie et le double adultère les avoient bien servis en les servant bien eux-mêmes. Ils jouissoient de leurs succès, comme ils en avoient toute honte bue ; ils avoient raison de s’applaudir.

La politique rendit donc cet appartement languissant en apparence, mais en effet vif et curieux. Je le trouvai court dans sa durée ordinaire ; il finit par le souper du roi, duquel je ne voulus rien perdre. Le roi y parut tout comme à son ordinaire. M. de Chartres étoit auprès de Madame qui ne le regarda jamais, ni Monsieur. Elle avoit les yeux pleins de larmes qui tomboient de temps en temps, et qu’elle essuyoit de même, regardant tout le monde comme si elle eût cherché à voir quelle mine chacun faisoit. M. son fils avoit aussi les yeux bien rouges, et tous deux ne mangèrent presque rien. Je remarquai que le roi offrit à Madame presque de tous les plats qui étoient devant lui, et qu’elle les refusa