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MORT DE MON PÈRE.

avoit eue à Blaye, il y avoit deux ans. Depuis trois semaines il avoit un peu de goutte. Ma mère, qui le voyoit avancer en âge, lui proposa des arrangements domestiques qu’il fit en bon père, et elle songeoit à le faire démettre en ma faveur de sa dignité de duc et pair. Il avoit dîné avec de ses amis comme il avoit toujours compagnie. Sur le soir il se remit au lit sans aucun mal ni accident, et pendant qu’on l’entretenoit, il poussa tout à coup trois violents soupirs tout de suite. Il étoit mort qu’à peine s’écrioit-on qu’il se trouvoit mal : il n’y avoit plus d’huile à la lampe.

J’en appris la triste nouvelle en revenant du coucher du roi, qui se purgeoit le lendemain. La nuit fut donnée aux justes sentiments de la nature. Le lendemain j’allai de bon matin trouver Bontems, puis le duc de Beauvilliers qui étoit en année[1] et dont le père avoit été l’ami du mien. M. de Beauvilliers me témoignoit mille bontés chez les princes dont il étoit gouverneur, et me promit de demander au roi les gouvernements de mon père en ouvrant son rideau. Il les obtint sur-le-champ. Bontems, fort attaché à mon père, accourut me le dire à la tribune où j’attendois ; puis M. de Beauvilliers lui-même, qui me dit de me trouver à trois heures dans la galerie où il me feroit appeler et entrer par les cabinets, à l’issue du dîner du roi.

Je trouvai la foule écoulée de sa chambre. Dès que Monsieur, qui étoit debout au chevet du lit du roi, m’aperçut : « Ah ! voilà, dit-il tout haut, M. le duc de Saint-Simon. » J’approchai du lit et fis mon remerciement par une profonde révérence. Le roi me demanda fort comment ce malheur étoit arrivé, avec beaucoup de bonté pour mon père et pour moi : il savoit assaisonner ses grâces. Il me parla des sacrements que mon père n’avoit pu recevoir ; je lui dis qu’il y avoit fort peu qu’il avoit fait une retraite de plusieurs jours

  1. Le duc de Beauvilliers étoit un des quatre premiers gentilshommes de la chambre du roi ; ces gentilshommes servaient par année à tour de rôle.