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fût un chef-d’œuvre et je n’admettais pas qu’elle pût ne pas réussir. Hélas ! la première représentation, à laquelle j’avais convié un étudiant en médecine, fervent amateur de musique, cette première fut lamentable. Un public en majeure partie purement littéraire et peu soucieux d’art musical accueillit froidement les chœurs ; la pièce parut ennuyeuse, et certains vers, d’un réalisme brutal, choquèrent l’auditoire : on chuchotait, on riait. Au dernier acte, un hémistiche — Servons nous de la table — provoqua des hurlements ; j’eus la douleur de voir mon ami l’étudiant, que j’étais parvenu à contenir jusque-là, rire à gorge déployée. Cette tragédie bizarre, curieuse après tout, aurait mérité peut-être des spectateurs plus patients. L’exécution était des plus brillantes : si Delaunay, l’artiste impeccable, habitué à l’emploi des amoureux, semblait mal à l’aise dans le rôle insipide de Télémaque, en revanche, Geoffroy avait trouvé dans celui d’Ulysse ample matière à déployer ses précieuses qualités. Mme Nathalie était fort belle en Minerve, descendant de son nuage au prologue, et Mme Judith avait toute la grâce pudique, toute la noblesse désirable dans le rôle de Pénélope.

Après les deux insuccès de Sapho et d’Ulysse, l’avenir de Gounod pouvait sembler douteux pour le vulgaire, non pour l’élite qui classe les artistes à leur rang : il était marqué du signe des élus.

Je me souviens qu’un jour, frappé de la nouveauté