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deux, écrivant pour le piano sous l’empire de leur virtuosité exceptionnelle, ont effarouché les exécutants. Leurs œuvres ont été qualifiées de « musique de pianiste », ce qui est souverainement injuste pour Liszt, dont l’instrumentation est si pratique et si colorée, dont les moindres morceaux de piano sont imprégnés du sentiment de l’orchestre, et l’est moins pour Rubinstein de qui l’œuvre entier semble sorti du piano comme l’arbre d’un germe ; son orchestre n’est pas exempt d’une sorte de gaucherie étrange, qui n’a pourtant rien de commun avec l’inexpérience. On dirait parfois qu’il place les instruments sur sa partition comme les pièces d’un échiquier, sans tenir compte des timbres et des sonorités, s’en remettant au hasard pour l’effet produit, et le hasard se livre alors a ses jeux ordinaires, alternant à son gré les tons les plus chatoyants de la palette avec de malencontreuses grisailles. L’auteur constatait lui-même que certaines de ses pièces symphoniques, quand il les jouait sur le piano, étaient ainsi plus colorées qu’a l’orchestre, et cherchait en vain la raison de cette anomalie. J’ai entendu quelquefois reprocher à la musique de Rubinstein sa structure même, ces larges plans, ces teintes plates dont nous avons déjà parlé. Peut-être ne sont-ce pas là précisément des défauts, mais des aspects nécessaires de la nature de l’auteur auxquels il faut se résigner, comme on s’accoutume aux grandes lignes, aux vastes horizons des steppes de sa patrie dont personne ne conteste la beauté. La mode, aujourd’