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Un jour, où j’errois seul dans un vallon stérile,
Sous de sombres rochers, près d’une onde immobile,
J’entendis près de moi des accents douloureux ;
Je me trouvai sensible aux cris d’un malheureux,
Je courus à sa voix, ses plaintes redoublèrent,
Je lui tendis les bras, & nos larmes coulèrent ;
Sans connoître nos maux, nous mêlions nos douleurs,
Et je lui sçavois gré de me rendre des pleurs.
Hélas ! Ce malheureux, sans force, sans courage,
Se traînoit avec peine, & quittoit son village,
Où la faim consumoit son père & ses enfants ;
Je calmai sa douleur par de foibles présents :
Je lui promis d’abord du travail, un salaire,
Et j’allai consoler ses enfants & son père.
Je sentis auprès d’eux mes regrets s’adoucir ;
Je reconnus en moi la trace du plaisir.
J’appris que mes fermiers en bruyère inutile
Avoient laissé changer un sol riche & fertile,
Tandis qu’ils refusoient d’admettre à leurs travaux
Le pauvre nourri d’herbe & vêtu de lambeaux ;
Je voulus réveiller cette triste indolence,
Et rappeller ici l’industrie & l’aisance.
Charmé de mes desseins j’entrevis le bonheur,
Et déja le chagrin pesoit moins sur mon cœur.
Le pauvre féconda la terre abandonnée ;
Je payai son travail ; du prix de sa journée
Il meubla sa cabane & vêtit ses enfants ;
Ils vivoient des moissons qui couronnoient mes champs ;
Mais plus que mes bienfaits, une loi salutaire
Rendit la vie au pauvre & des mains à la terre.
Il fut enfin permis aux peuples des hameaux
De vendre à l’étranger le fruit de leurs travaux.
Le fermier s’enrichit ; le commerce plus libre
Fit couler sur nos champs l’or du Tage & du Tibre,
Et l’humble journalier au travail excité,
Mérita son salaire & le vit augmenté.
Moi, je vis chaque instant croître mon opulence ;
Je pus laisser sans crainte agir ma bienfaisance ;