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« J’avais mon verre, et, d’une main tremblante.
« À leur santé j’avalai l’épouvante.
« Bref, je sentis une fièvre brûlante ;
« Parmi les champs je m’emporte comme eux.
« Il me souvient de ce délire affreux
« Comme d’un songe incertain, ténébreux,
« Dont il ne reste à l’esprit qui s’abuse,
« En s’éveillant, qu’une trace confuse.
« Je recouvrai, sous un autre horizon,
« Ce ne sais quoi qu’on appelle raison.
« Un ciel nouveau s’étendit à ma vue ;
« Je découvris une plaine inconnue.
« Et j’admirai dans ces lieux enchanteurs
« Un palais d’or, des champs couverts de fleurs.
« Mais suis-je mort ? me disais-je à moi-même.
« N’est-ce point là le pays des Élus ?
« Tout annonçait à mes yeux confondus,
« Du Paradis la demeure suprême.
« Je m’approchai d’une épaisse forêt,
« Où je cueillis une pomme vermeille,
« Repas des Dieux, que la faim m’apprêtait.
« Je regardais, et je prêtais l’oreille ;
« Car je trouvais mon destin odieux
« De vivre seul, eût-ce été dans les cieux.
« Je m’avançai devers une fontaine,
« Dont j’entendais murmurer le cristal :
« C’était du vin. Quelle rive lointaine
« Vous retenait en ce moment fatal ?
« Avant de boire, et d’en mourir peut-être,
« En soupirant, j’appelai mon cher maître.
« Mais il fallut céder aux Dieux jaloux,
« Et me résoudre à me saouler sans vous.
« Je demeurai penché vers le breuvage
« Trois jours entiers, mort ivre sur la plage ;
« À mon réveil, je battis le canton,
« Et j’arrivai, par un riant vallon,
« Sur le sommet d’une haute montagne.
« Je vis des Preux étincelants d’acier ;