Page:Saint-Just - Œuvres complètes, éd. Vellay, I, 1908.djvu/132

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Mais j’ai vécu pour cet autre toi-même,
« Pour nous donner quelque jour an vengeur ;
« Et j’ai connu, par ma misère extrême,
« Qu’on ne meurt point d’un excès de douleur.
« Alix accourt devers une tourelle,
« Où j’attendais mon amant expiré.
« Elle me peint cette scène cruelle.
« Le fer en main, mon père entre égaré.
« Alix s’élance ; il me frappait sans elle.
« Évanouie et froide entre ses bras,
« De sa fureur je ne me souviens pas.
« Le lendemain, plaintive et malheureuse,
« On m’envoya sur cette rive affreuse.
« Un mois entier je parcourus les mers ;
« Depuis ce temps, morte à tout l’Univers,
« Livrée en proie à ma douleur profonde,
« Mon cœur n’avait pour confidens muets
« De tant d’amour et de tant de regrets.
« Que les cieux sourds, que les rochers et l’onde,
« L’onde où mes pleurs se mêlaient nuit et jour.
« Sur ce rocher, mon sein a mis au monde
« Cet innocent, fruit d’un coupable amour ;
« Avec mon lait, il a bu l’infortune
« Que le Destin nous a rendu commune.
« C’était ici que je croyais mourir ;
« Ma crainte était de le laisser, peut-être,
« Ce faible enfant, avant de se connaître ;
« Et pour tromper ma crainte et mon loisir,
« J’avais tissu ce berceau, pour l’y mettre,
« Et sous le Ciel, en mourant, l’envoyer
« Chercher sur l’onde un bord hospitalier.
« Le vent un jour s’éleva sur ces plages ;
« Le ciel noirci se couvrait de nuages,
« Et dans les flots se brisaient les éclairs ;
« Des cris confus s’élevaient dans les airs.
« Je vois de loin sur la mer écumante
« Trois vaisseaux prêts à périr tour à tour :
« De plus en plus redouble la tourmente ;