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depuis quelque temps, tu sors seule de la cantine, que tu sembles les éviter… et qu’au dernier campement, ils ont vu quelqu’un te quitter brusquement, comme ils arrivaient… Mais ce n’est pas vrai, n’est-ce pas ?…

Marie. Si fait !… et je ne veux rien te cacher…

Sulpice. V’là que j’ai le frisson !…

Marie. Que veux-tu ?… on n’est pas maître des rencontres… Figure-toi, qu’un matin, je m’étais écartée du camp… je courais de rocher en rocher, pour me faire un bouquet… Voilà que j’aperçois une fleur… Oh ! la jolie fleur !… je l’ai gardée, elle est là !… toujours là… Tout à coup, mon pied glisse… je pousse un cri, et je tombe !…

Sulpice. Ah ! mon Dieu !…

Marie. Dans les bras d’un jeune homme qui se trouvait là.

Sulpice. Dans les bras d’un jeune homme !…

Marie. Mais écoute donc !

Sulpice. Une jeune fille ne doit tomber que dans les bras de son père.

Marie. Dam ! je ne pouvais pas rester en l’air, en attendant le régiment.

Sulpice. C’est juste !… Et ce jeune homme était ?…

Marie. Très-gentil.

Sulpice. J’en étais sûr… c’est toujours comme ça dans les rencontres… Mais son grade, son état, son pays ?…

Marie. Tyrolien… partisan, à ce qu’il m’a dit depuis.

Sulpice. Tu l’as donc revu ?

Marie. Est-ce que je pouvais faire autrement ? Dès que je sortais du camp pour aller aux provisions, je le trouvais sur mes pas ; le matin, le soir, il était là… me suivant, me guettant… et toujours si respectueux, le pauvre garçon… à peine s’il osait me regarder en parlant !

Sulpice, s’oubliant, En v’là un imbécile ! (Se reprenant.) Non, non… du tout, au contraire… C’est très-bien… c’est-à-dire, c’est très-mal à toi de fréquenter un ennemi… un de ces maudits tirailleurs, qui, j’en suis sûr, s’embusquent dans leurs buissons, et nous tirent au gîte comme des lapins !

Marie. Oh ! quant à lui, je répondrais bien qu’il en est incapable… il a l’air si bon, si honnête, si doux !

Sulpice. Peste ! notre fille, comme tu le défends !… Tu m’as joliment l’air de passer à l’ennemi avec armes et bagages.

Marie, tristement. Ne crains rien… c’est fini… nous nous sommes quittés, il y a deux jours. Quand le régiment s’est remis en marche, il m’a fait ses adieux… (Très-émue.) Et nous ne nous verrons plus !

Sulpice. Eh bien ! tant mieux morbleu ! Est-ce que tu es faite pour être aimée d’un étranger, d’un ennemi ?… une fille comme toi peut prétendre aux plus hauts partis. Quand on a l’honneur de posséder un père composé de quinze cents héros… d’ailleurs, tu ne dois épouser que l’un de nous… un brave du vingt-unième, c’est promis.

Marie. Oui, oui, c’est juré. Tu as raison… je m’y suis engagée… c’est bien le moins, pour reconnaître vos soins, votre affection… Et puis, est-ce que je pourrais vous quitter ? Allons, n’y pensons plus… Mais, c’est égal… c’est dommage… il était gentil, notre ennemi.

Sulpice. Qu’est-ce que j’entends là ?

Marie. Ce sont les autres qui viennent nous chercher… Je cours enlever ma cantine. (À Sulpice.) Adieu, mon père !…

Sulpice. Adieu, ma fille !…


Scène IV.

Les Mêmes, Soldats, Tonio.
Chœur, poussant Tonio.
Allons, allons, marche à l’instant !…
Tu rôdais près de notre camp !
Marie, redescendant la scène en apercevant Tonio.
Qu’ai-je vu, grand Dieu ! le voici !
chœur.
Qu’on l’entraîne !
Marie.
Qu’on l’entraîne ! Arrêtez !…

Qu’on l’entraîne ! Arrête(À Sulpice.)

Qu’on l’entraîne ! Arrêtez !… C’est lui !
Sulpice, à Marie.
Eh quoi ! c’est l’étranger qui t’aime !…
Tonio, à part, regardant Marie.
Ah ! pour mon cœur quel trouble extrême !
Marie, bas à Tonio.
Qui vous amène parmi nous ?…
Tonio, bas, avec passion.
Puis-je y chercher d’autres que vous !…
Chœur, l’entourant.
C’est un traître,
Qui, peut-être,
Vient connaître
Nos secrets…
Qu’il périsse !…
La justice
Est propice
Aux Français !
Marie, se précipitant au milieu d’eux.
Un instant, mes amis, un instant, je vous prie…
Chœur.
Non, non… pas de quartier… pour les traîtres, la mort !