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Un paysan, accourant du fond.
Les Français quittent les montagnes…
Nous sommes sauvés, mes amis !
Chœur de femmes.
Enfin, la paix revient dans nos campagnes ;
Quel bonheur pour notre pays !
La marquise.
PREMIER COUPLET.
Pour une femme de mon nom,
Quel temps, hélas ! qu’un temps de guerre !
Aux grandeurs on ne pense guère…
Rien n’est sacré pour le canon !
Aussi, vraiment, je vis à peine…
Je dépéris, je le sens bien…
Jusqu’aux vapeurs, à la migraine,
L’ennemi ne respecte rien !
DEUXIÈME COUPLET.
Les Français, chacun me l’assure,
Sont aussi braves que galants…
Pour peu qu’on ait de la figure,
Ils deviennent entreprenants…
Aussi, je frémis quand j’y pense !
Hélas ! je les connais trop bien…
La beauté, les mœurs, l’innocence…
Ces gens-là ne respectent rien !
Le paysan.
Les voilà loin… que votre frayeur cesse !
Chœur.
Ils sont partis !… quelle allégresse !…
La marquise.
Puissent-ils ne plus revenir !….
Chœur général.
Allons, plus d’alarmes !
Vive le plaisir !
Le sort de leurs armes
Bientôt doit pâlir.
De la paix chérie
Goûtons la douceur.
Enfin, la patrie
Va naître au bonheur !

La marquise, aux paysans. Mes amis, mes chers amis… entourez-moi… ne m’abandonnez pas… J’ai les nerfs dans un état… car, enfin, si c’était une fausse manœuvre, s’ils revenaient sur leurs pas… ces soldats… ces terribles Français !…

Hortensius. Aussi, qui diable pouvait penser qu’après avoir séjourné deux mois sur la frontière, ils allaient se mettre en marche, juste le jour où madame la marquise quittait son château pour passer en Autriche…

La marquise. Que faire ?… que devenir ?… Continuer ma route… je n’ose pas… Hortensius, j’ai eu grand tort de partir… de céder à vos conseils… mais vous trembliez tant !…

Hortensius. C’est que la peur de madame m’avait gagné…

La marquise. Oh ! moi, une femme… c’est permis… et quand on a déjà été victime de la guerre…

Les paysans. Vous ?…

Hortensius, avec un soupir. Oui, mes amis… oui… madame la marquise a été victime… il y a longtemps…

La marquise. Dans cette panique de Méran, qui mit tous nos villages en fuite… un affreux malheur…

Tous. Quoi donc ?…

Hortensius, bas aux paysans. Silence ! ne lui parlez pas de ça… elle se révanouirait… ça ne manque jamais !…

La marquise. Et lorsque je songe à quoi je suis exposée aujourd’hui !… moi, la dernière des Berkenfield… si j’allais rencontrer ce régiment !…

Hortensius. Je serais là pour vous défendre, pour vous protéger…

La marquise. Soit ! mais avant de prendre un parti, assurez-vous s’il n’y a plus de danger… Je vous attends là, dans cette chaumière… et surtout, veillez bien sur ma voiture… et quand je pense que mon or, mes bijoux, tout est là exposé, comme moi, au pillage… Allez, Hortensius, et surtout ne me laissez pas trop longtemps seule…

Hortensius. Non, madame la marquise !…

La marquise, aux paysans. Mes amis, je ne vous quitte pas… Je vous confie mon honneur.

(Elle entre avec eux dans la chaumière.)


Scène II.

Hortensius, puis Sulpice.

Hortensius, seul. Quelle position pour un intendant calme et pacifique ! se voir tout à coup transporté au sein des horreurs de la guerre !… Je ne sais pas si c’est de froid, mais je tremble horriblement… Allons, allons… du cœur… on est homme, que diable !… et si je me trouvais face à face avec un de ces enragés de Français, je lui dirais… je lui dirais… (Il se retourne et aperçoit Sulpice qui entre.) Monsieur, j’ai bien l’honneur de vous saluer !…

Sulpice, entrant sans le voir. Ont-ils des jambes, ces gaillards là !… les voilà qui se sauvent dans leurs montagnes, comme si nous allions à la chasse aux chamois… (Apercevant Hortensius.) Ah ! ils ont oublié celui-là !…

Hortensius, saluant de loin. Monsieur l’officier…

Sulpice. Avance à l’ordre, fantassin… Qu’est-ce que tu fais ici ?…

Hortensius, tremblant. Moi ?… rien !… je passais par hasard !…