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ENSEMBLE.
La Marquise.
Qu’a-t-il ? quelle audace !
Qu’ose-t-il espérer ?
De ces lieux qu’on le chasse !
Il n’y peut demeurer !
Tonio.
Pardonnez mon audace !
Que je puisse espérer !
Ce bonheur, cette grâce
Que je viens implorer !
Sulpice.
Pardonnez son audace !
Laissez-leur espérer
Ce bonheur, cette grâce,
Qu’ils osent implorer.
Marie.
Pardonnez son audace !
J’ai permis d’espérer,
Avec lui cette grâce,
J’ose ici l’implorer.
Tonio.
Tout en tremblant, je viens, madame,
Réclamer mon unique bien !
Si j’ai su lire dans son âme,
Mon bonheur est aussi le sien !
Jusqu’à l’espoir mon cœur se livre ;
Sa voix saura vous désarmer…
Il nous faudrait cesser de vivre,
S’il nous fallait cesser d’aimer !
REPRISE DE L’ENSEMBLE.

La Marquise. En vérité ! c’est d’une hardiesse !… un homme de rien ! un soldat !

Tonio. Sous-lieutenant, madame… et avec du bonheur et encore quelque bonne blessure !…

Sulpice. Certainement !… Une jambe de moins, et il fera son chemin ; c’est comme ça qu’on marche à la gloire chez nous !…

La Marquise. J’espère, au moins, que cet amour n’est pas partagé par ma nièce… par l’héritière des Berkenfield.

Marie. Ma tante…

La Marquise. Je ne vous demande rien, mademoiselle… je ne veux rien savoir… je rougirais trop de me tromper.

Tonio. Rougir d’être aimé d’un honnête homme, d’un bon militaire qui a voulu se faire tuer vingt fois pour se rendre digne d’elle. Non, madame, non, je connais Marie, elle ne rougira pas plus de moi que de ses anciens amis, de ses vieux camarades…

Marie. Quant à ça, ma tante, il a raison, mon régiment, mon père… (Touchant son cœur.) Il est là, voyez-vous… et rien au monde ne pourra l’en ôter !…

Sulpice. Voilà parler, mille z’yeux !…

La Marquise, sévèrement. Sulpice !… (À Tonio.) Monsieur, ma nièce est promise… dans une heure on signe le contrat… Vous voyez qu’il est inutile de conserver plus longtemps le fol espoir qui vous amène ici ; et je vous prie de quitter ces lieux à l’instant même.

Tonio. Ainsi, madame… vous me renvoyez, vous me chassez !…

La Marquise. Je ne vous retiens pas, du moins !…

Sulpice, à part. Ça se ressemble !

Tonio. Eh bien, puisque vous m’y forcez… puisque vous m’enlevez Marie… puisque vous voulez faire mon malheur et le sien… rien ne me retient plus… Je suis dégagé de ma promesse et je parlerai !

La Marquise. Que signifie ?….

Tonio. Ça signifie que mon oncle, le bourgmestre de Laëstricht, qui connaît votre famille et toutes celles du canton, m’a révélé un secret qu’il m’avait fait jurer de taire, pour votre honneur, et pour ne pas priver celle que j’aime de vos bienfaits. Mais, maintenant, on saura tout !

La Marquise, vivement. Monsieur !

Tonio. Le capitaine Robert n’a jamais épousé votre sœur !…

La Marquise. Monsieur !…

Marie et Sulpice. Qu’entends-je ?…

Tonio. Attendu que vous n’avez jamais eu de sœur… et Marie n’est pas votre nièce !…

La Marquise, à part. Ah ! mon Dieu !…

Sulpice et Marie. Que dit-il ?…

Tonio. Marie est libre !… elle est la fille du régiment, qu’on a trompé pour lui enlever son enfant d’adoption… Et ses amis, son seul père ont le droit d’enchaîner sa volonté, de disposer de sa main.

Marie, courant à la Marquise. Madame !

La Marquise, d’une voix étouffée. Marie, mon enfant, je vous en prie… je vous en conjure… ne croyez rien de ce que dit cet homme.

Tonio. On le prouvera !… et nous reviendrons tous ici la chercher, l’emmener, sans que personne puisse s’y opposer…

La Marquise. M’enlever Marie… jamais !…

Sulpice. Au fait ! ils en auraient le droit !

La Marquise, avec reproche. Et vous aussi, Sulpice. (À Tonio.) Sortez, monsieur, je vous l’ordonne. Quant à vous, Marie, rentrez dans votre appartement… et si vous avez quelque affection pour moi, vous m’écouterez, vous m’obéirez comme à la personne qui vous aime le plus et le mieux au monde : allez, mon enfant, allez !

Sulpice, à Tonio. Et nous, volte-face !…

La Marquise. Restez, Sulpice !…

Sulpice. Moi ? (Marie sort par la droite et Tonio par le fond.)


Scène XII.

La Marquise, Sulpice.

Sulpice, à part. Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce qui va se passer ?

La Marquise. Nous sommes seuls… répondez : Croyez-vous qu’ils auraient l’audace de venir ici, chez moi… me forcer…

Sulpice. Dame ! s’il dit la vérité ; si le capitaine Robert…

La Marquise. Ah ! ne prononcez pas ce nom-là !…

Sulpice. Si vous n’êtes pas sa tante…

La Marquise, avec explosion. Sulpice !… (S’arrêtant tout à coup.) Écoutez-moi, vous êtes un honnête homme, vous ne voudriez pas perdre une pauvre femme qui se confie à vous.