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tout différent, on les regardait comme étant tous de l’ordre de Cluny quoiqu’ils n’y fussent pas tous agrégés, ainsi qu’on le voit par l’Apologie de saint Bernard, dans laquelle notre saint Docteur, s’adressant à Guillaume, dit : « Votre ordre (n. 1 et 30) », et compte (n. 30) le monastère de Saint-Nicolas de Laon parmi ceux de l’ordre de Cluny. C’est donc à la prière de Guillaume, religieux de l’ordre de Cluny, que saint Bernard écrivit son Apologie et à l’époque où la discipline était le plus relâchée ; mais avant de parler des Clunistes, il commence par s’adresser aux religieux de son ordre, c’est-à-dire aux Cisterciens, pour leur reprocher, avec une très-grande force, de décréditer les institutions de Cluny, sous prétexte d’une vie plus austère, et de manquer ainsi aux plus saintes lois de la religion. Pour opérer un rapprochement entre les religieux des deux ordres, notre saint Docteur expose, avec une grande sincérité, dans son opuscule, tout ce qu’il trouve de répréhensible chez les uns et chez les autres, convaincu « qu’en blâmant les vices des hommes et non point l’ordre où ils sont entrés, il combat pour l’ordre et non contre l’ordre (n. 15). »

IV. On ne saurait douter des désordres que saint Bernard signale dans son Apologie, car on ne peut ni l’accuser d’ignorance en cette matière, ni le soupçonner de mauvaise foi. D’ailleurs les statuts mêmes de Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, qui réunit dans son monastère un chapitre de l’Ordre entier, pour apporter un remède au mal, prouvent assez par eux-mêmes, que saint Bernard n’a rien avancé que de parfaitement exact. Nous rapporterons ces statuts dans les notes, lorsque l’occasion se présentera de le faire. Orderic Vital parle en ces termes, à l’année 1132, de ce chapitre général de Cluny auquel il assista : « Pierre, abbé de Cluny, envoya des courriers et des lettres dans toutes les maisons de son ordre, en convoqua les prieurs, tant d’Angleterre et d’Italie que des autres royaumes, et leur ordonna de se trouver à Cluny le troisième dimanche de carême, afin d’y recevoir des règlements monastiques plus austères que ceux qu’on avait observés jusqu’alors. Les personnes convoquées obéirent à l’ordre qu’elles avaient reçu, et, au jour fixé, deux cents prieurs se réunirent à Cluny. Il s’y trouva jusqu’à douze cent douze moines… Il (Pierre le Vénérable) augmenta les jeûnes de ses religieux, supprima les entretiens et certains secours pour les infirmités corporelles que, dans leur clémence et leur modération, les révérends Pères abbés avaient permis jusqu’alors. Les simples religieux habitués à obéir à leurs archimandrites et ne voulant point, par leur résistance, enfreindre les règles de la vie religieuse, reçurent ces décisions, toutes rigoureuses qu’elles fussent ; toutefois ils lui remontrèrent que le Vénérable Hugues et ses prédécesseurs, Maïeul et Odilon, avaient suivi l’étroit sentier de la vie par lequel ils avaient tâché de mener au Christ les disciples de Cluny… Mais l’austère réformateur… s’attachant à imiter les moines de Cîteaux et les autres partisans de la nouveauté, poursuivit l’entreprise qu’il avait ébauchée et ne voulut point se désister, pour le présent, de ce qu’il avait commencé. Toutefois, il fléchit par la suite, et se rendit au sentiment de ses inférieurs, etc. » On peut voir sur ce sujet la lettre vingt-huitième du livre I, de Pierre le Vénérable, et celle du même auteur qui se trouve la deux cent vingt-neuvième de la collection des lettres de saint Bernard.

V. On voit par là que les désordres blâmés par saint Bernard n’étaient que trop réels, mais au lieu de les regarder comme des abus, la plupart des religieux ne les considéraient que comme des concessions réclamées par la faiblesse, humaine. Il est certain que dans le nombre il y en avait plusieurs qu’on pouvait regarder pour telles, et pour lesquelles, l’ornementation des églises, par exemple, on pouvait même faire valoir des raisons plausibles, mais la plupart des autres, comme on peut s’en convaincre en lisant saint Bernard, étaient regardées comme la conséquence d’un relâchement intolérable, même parmi les religieux les moins austères. Mais, dira-t-on peut-être, à propos de l’ornementation et de la magnificence des temples, les Cisterciens et saint Bernard lui-même n’en ont-ils pas élevé de superbes et de très-grands ? Lorsque j’entends parler ainsi, je ne puis m’empêcher de me reporter, en esprit, à cet oratoire que notre Saint fit construire à Clairvaux. Grand Dieu ! comme il était humble et de modeste apparence ! mais qu’il était respectable dans sa misère même ! Plus tard, il en construisit un autre plus grand et capable de contenir sept cents moines et quelques autres personnes encore, mais tout ornement en était absent, il ne brillait que par la seule beauté de son architecture. Car dans le principe, les Cisterciens bannirent toute peinture et toute sculpture de leurs églises et de tous les endroits réguliers de leurs monastères, « attendu que, pendant que l’esprit s’applique à ces choses, il arrive bien souvent qu’on ne peut retirer tout le bien possible de la méditation, et que la gravité de la discipline religieuse en souffre. Néanmoins, ils se permettaient des croix peintes, pourvu qu’elles fussent de bois. Mais dans le chapitre de l’année 1213, ils rejetèrent toutes superfluités et curiosités d’art, tant en sculpture qu’en architecture, en mosaïques et autres choses semblables, qui déforment l’antique beauté de l’Ordre, et ne conviennent point à la pauvreté religieuse (Inst. Cist. part., i, cap. 20). »

VI. Mais laissons de côté toutes ces controverses,