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« Il y avait eu quelques changements dans la maison de Mme Guérin, dit notre héroïne. Deux très jolies filles venaient de trouver des dupes qui les entretinrent et qu’elles trompèrent comme nous faisons toutes. Pour remplacer cette perte, notre chère maman avait jeté les yeux sur la fille d’un cabaretier de la rue Saint-Denis, âgée de treize ans et l’une des plus jolies créatures qu’il fût possible de voir. Mais la petite personne, aussi sage que pieuse, résistait à toutes ses séductions, lorsque la Guérin, après s’être servie d’un moyen très adroit pour l’attirer un jour chez elle, la mit aussitôt entre les mains du personnage singulier dont je vais vous décrire la manie. C’était un ecclésiastique de cinquante-cinq à cinquante-six ans, mais frais et vigoureux et auquel on n’en aurait pas donné quarante. Aucun être dans le monde n’avait un talent plus singulier que cet homme pour entraîner de jeunes filles dans le vice, et comme c’était son art le plus sublime, il en faisait aussi son seul et son unique plaisir. Toute sa volupté consistait à déraciner les préjugés de l’enfance, à faire mépriser la vertu et à parer le vice des plus belles couleurs. Rien n’y était négligé : tableaux séduisants, promesses flatteuses, exemples délicieux, tout était mis en œuvre, tout était adroitement ménagé, tout artistement proportionné à l’âge, à l’espèce d’esprit de l’enfant, et jamais il ne manquait son coup. En deux seules heures de conversation, il était sûr de faire une putain de la petite fille la plus sage et la plus raisonnable, et depuis trente ans qu’il exerçait ce métier-là dans Paris, il avait avoué à Mme Guérin, l’une de ses meilleures amies, qu’il avait sur son catalogue plus de dix mille jeunes filles séduites et jetées par lui dans le libertinage. Il rendait de pareils services à plus de quinze maquerelles, et quand on ne l’exerçait pas, il faisait des recherches pour son propre compte, corrompait tout ce qu’il trouvait et l’envoyait ensuite à ses achalandeuses. Car ce qu’il y a de fort extraordinaire et ce qui fait, messieurs, que je vous cite l’histoire de ce personnage singulier, jamais il ne jouissait du fruit de ses travaux ; il s’enfermait seul avec l’enfant, mais de tous les ressorts que lui prêtait son esprit et son éloquence, sortait très enflammé. On était parfaitement sûr que l’opération irritait ses sens, mais il était impossible de savoir ni où ni comment il les satisfaisait. Parfaitement examiné, on n’a jamais vu de lui qu’un feu prodigieux dans le regard à la fin de son discours, quelques mouvements de sa main sur le devant de sa culotte, qui annonçait une érection décidée produite par l’œuvre diabolique qu’il commettait, mais jamais autre chose. Il vint ; on l’enferma avec la jeune cabaretière. Je l’observai ; le tête-à-tête fut long, le séducteur y mit un pathétique étonnant, l’enfant pleura, s’anima, eut l’air d’entrer en une sorte d’enthousiasme. Ce fut l’instant où les yeux du personnage s’enflammèrent le plus et où nous remarquâmes les gestes sur sa culotte. Peu après, il se leva, l’enfant lui tendit les bras comme pour l’embrasser, il la baisa comme un père et n’y mit aucune sorte de lubricité. Il sortit, et trois heures après la petite fille arriva chez Mme Guérin avec son paquet. »