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quels furent les excès où il se livra, mais au bout d’un instant on entendit des cris et des hurlements qui prouvaient que sa victoire était remportée et que des garçons étaient, pour une décharge, des véhicules toujours bien plus sûrs que les plus adorables filles. Pendant ce temps-là, l’évêque avait également chambré Giton, Zélamir et Bande-au-ciel, et les élans de sa décharge ayant aussi frappé les oreilles, les deux frères qui, vraisemblablement, s’étaient à peu près livrés aux mêmes excès, revinrent écouter plus tranquillement le reste du récit que notre héroïne reprit en ces termes.

« Près de deux années s’écoulèrent sans qu’il parût chez la Guérin d’autres personnages, ou que des gens à goûts trop communs pour vous être racontés, ou que de ceux dont je viens de vous parler, lorsque l’on me fit dire de m’ajuster et surtout de bien laver ma bouche. J’obéis, et descends quand on m’avertit. Un homme d’environ cinquante ans, gros et épais, était avec Guérin. “Tenez, la voilà, dit-elle, monsieur. Ça n’a que douze ans et c’est propre et net comme si ça sortait du ventre de sa mère ; de ça je puis vous en répondre.” Le chaland m’examine, me fait ouvrir la bouche, examine mes dents, respire mon haleine et, content du tout sans doute, il passe avec moi dans le temple destiné aux plaisirs. Nous nous asseyons tous les deux bien en face l’un de l’autre et fort près. Rien de si sérieux que mon galant, rien de plus froid et de plus flegmatique. Il me lorgnait, me regardait avec des yeux à demi fermés, et je ne pouvais comprendre où tout cela allait aboutir, lorsque, rompant le silence à la fin, il me dit d’attirer dans ma bouche le plus de salive que je pourrais. J’obéis, et dès qu’il juge que ma bouche en est pleine, il se jette avec ardeur à mon col, passe son bras autour de ma tête afin de me la fixer et, collant ses lèvres sur les miennes, il pompe, il attire, il suce et avale avec empressement tout ce que j’avais amassé de la liqueur enchanteresse qui paraissait le combler d’extase. Il attire ma langue à lui avec la même fureur et, dès qu’il la sent sèche et qu’il s’aperçoit qu’il n’y a plus rien dans ma bouche, il m’ordonne de recommencer mon opération. Il renouvelle la sienne, je refais la mienne, et ainsi huit ou dix fois de suite. Il suça ma salive avec une telle fureur que je m’en sentis la poitrine oppressée. Je crus qu’au moins quelques étincelles de plaisir allaient couronner son extase ; je me trompais. Son flegme, qui ne se démontait un peu qu’aux instants de ses ardentes succions, redevenait le même dès qu’il avait fini, et, dès que je lui eus dit que je n’en pouvais plus, il se remit à me lorgner, à me fixer, comme il avait fait en commençant, se leva sans me dire un mot, paya la Guérin et sortit. »

« Ah ! sacredieu, sacredieu ! dit Curval, je suis donc plus heureux que lui, car je décharge. » Toutes les têtes se lèvent, et chacun voit le cher président faisant à Julie, sa femme, qu’il avait ce jour-là pour compagne au canapé, la même chose que Duclos venait de raconter. On savait que cette passion était assez de son goût, à quelques épisodes près, que Julie lui