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compte ; mais il était si violent dans nos deux cœurs que nous nous avouâmes réciproquement que nous nous serions senties capables de l’empoisonner, si nous ne fussions pas parvenues à nous en débarrasser autrement. Notre aversion était au dernier degré, et comme elle n’y donnait aucun lieu, il est plus que vraisemblable que ce sentiment dans nous n’était que l’ouvrage de la nature. — Et qui en doute ? dit le duc. Il arrive tous les jours qu’elle nous inspire l’inclination la plus violente pour ce que les hommes appellent crime, et vous l’eussiez empoisonnée vingt fois que cette action dans vous n’eût jamais été que le résultat de ce penchant qu’elle vous aurait inspiré pour ce crime, penchant qu’elle vous dénotait en vous douant d’une si forte antipathie. Il est fou d’imaginer qu’on doive rien à sa mère. Et sur quoi donc serait fondée la reconnaissance ? Sur ce qu’elle a déchargé quand on la foutait ? Assurément, il y a de quoi ! Pour moi, je n’y vois que des motifs de haine et de mépris. Nous donne-t-elle le bonheur en nous donnant le jour ?… Il s’en faut ; elle nous jette dans un monde rempli d’écueils, et c’est à nous à nous en tirer comme nous pourrons. Je me souviens que j’en ai eu une autrefois qui m’inspirait à peu près les mêmes sentiments que Duclos sentait pour la sienne : je l’abhorrais. Dès que je l’ai pu, je l’ai envoyée dans l’autre monde, et je n’ai de mes jours goûté une volupté si vive que celui où elle ferma les yeux pour ne les plus rouvrir. » En ce moment on entendit des sanglots affreux dans un des quadrilles ; c’était positivement à celui du duc. On examina, on vit la jeune Sophie qui fondait en larmes. Douée d’un autre cœur que celui de ces scélérats, leur conversation rappelait à son esprit le souvenir chéri de celle qui lui avait donné le jour, périssant pour la défendre lorsqu’elle fut enlevée, et ce n’était pas sans des flots de larmes que cette idée cruelle s’offrait à sa tendre imagination. « Ah ! parbleu, dit le duc, voilà une excellente chose. C’est votre maman que vous pleurez, ma petite morveuse, n’est-ce pas ? Approchez, approchez que je vous console. » Et le libertin échauffé, et des préliminaires et de ces propos, et de ce qu’ils opéraient, fit voir un vit foudroyant, qui paraissait vouloir une décharge. Cependant Marie amena l’enfant (c’était la duègne de ce quadrille). Ses larmes coulaient en abondance, son accoutrement de novice, qu’elle avait ce jour-là, semblait prêter encore plus de charme à cette douleur qui l’embellissait. Il était impossible d’être plus jolie. « Bougre de dieu, dit le duc en se levant comme un frénétique, quel joli morceau à croquer ! Je veux faire ce que Duclos vient de dire : je veux lui barbouiller le con de foutre… Qu’on la déshabille. » Et tout le monde en silence attendait l’issue de cette légère escarmouche. « Oh ! monsieur, monsieur, s’écria Sophie en se jetant aux pieds du duc, respectez au moins ma douleur ! Je gémis sur le sort d’une mère qui me fut bien chère, qui est morte en me défendant et que je ne reverrai jamais. Ayez pitié de mes larmes et accordez-moi au moins cette seule soirée de repos. — Ah ! foutre, dit le duc en maniant son vit qui menaçait le ciel, je n’aurais jamais cru que cette scène fût si voluptueuse. Déshabillez donc ; déshabillez donc ! disait-il à