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d’hommes, autant de goûts ; d’abord, il faut t’y attendre. L’un veut une chose, l’autre en veut une autre, mais qu’importe, on est là pour obéir, on se soumet : c’est bientôt passé et l’argent reste”. J’étais confondue, je l’avoue, d’entendre des propos aussi déréglés dans la bouche d’une fille si jeune et qui m’avait toujours paru si décente. Mais comme mon cœur en partageait l’esprit, je lui laissai bientôt connaître que j’étais non seulement disposée à l’imiter dans tout, mais même à faire encore pis qu’elle si cela était nécessaire. Enchantée de moi, elle m’embrassa de nouveau, et comme il commençait à se faire tard, nous envoyâmes chercher une poularde et du bon vin ; nous soupâmes et couchâmes ensemble, décidées à aller dès le lendemain matin nous présenter chez la Guérin et la prier de nous recevoir au nombre de ses pensionnaires. Ce fut pendant ce souper que ma sœur m’apprit tout ce que j’ignorais encore du libertinage. Elle se fit voir à moi toute nue, et je puis assurer que c’était une des plus belles créatures qu’il y eût alors à Paris. La plus belle peau, l’embonpoint le plus agréable, et malgré cela la taille la plus leste et la plus intéressante, les plus jolis yeux bleus, et tout le reste à l’avenant. Aussi appris-je depuis combien la Guérin en faisait cas et avec quel plaisir elle la procurait à ses pratiques qui, jamais las d’elle, la redemandaient sans cesse. À peine fûmes-nous au lit que nous nous ressouvînmes que nous avions mal à propos oublié de faire une réponse au Père gardien qui, peut-être, s’irriterait de notre négligence et qu’il fallait au moins ménager tant que nous serions dans le quartier. Mais comment réparer cet oubli ? Il était onze heures passées, et nous résolûmes de laisser aller les choses comme elles pourraient. Vraisemblablement l’aventure tenait fort au cœur du gardien, et de là il était facile d’augurer qu’il travaillait plus pour lui que pour le prétendu bonheur dont il nous parlait, car, à peine minuit fut-il sonné, qu’on frappa doucement à notre porte. C’était le Père gardien lui-même. Il nous attendait, disait-il, depuis deux heures ; nous aurions au moins dû lui faire réponse. Et s’étant assis auprès de notre lit, il nous dit que notre mère s’était déterminée à passer le reste de ses jours dans un petit appartement secret qu’ils avaient au couvent et dans lequel on lui faisait faire la meilleure chère du monde, assaisonnée de la société de tous les gros bonnets de la maison, qui venaient passer la moitié du jour avec elle et une autre jeune femme, compagne de ma mère ; qu’il ne tenait qu’à nous d’en venir augmenter le nombre, mais que, comme nous étions trop jeunes pour nous fixer, il ne nous engagerait que pour trois ans, au bout desquels il jurait de nous rendre notre liberté, et mille écus à chacune ; qu’il était chargé de la part de ma mère de nous assurer que nous lui ferions un vrai plaisir de venir partager sa solitude. “Mon Père, dit effrontément ma sœur, nous vous remercions de votre proposition. Mais, à l’âge que nous avons, nous n’avons pas envie de nous enfermer dans un cloître pour devenir des putains de prêtres ; nous ne l’avons que trop été.”

Le gardien renouvela ses instances ; il y mettait un feu, une action, qui prouvaient bien à quel point il désirait de faire réussir la chose. Voyant