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son parti sur la perte qu’il faisait, parce qu’étant décidée à se séparer de lui pour jamais, et n’ayant point d’argent, il fallait bien qu’elle prît tout ce qu’elle emportait ; qu’au reste il ne devait s’en prendre qu’à lui et à ses mauvais traitements si elle le quittait, et qu’elle lui laissait deux filles qui valaient bien ce qu’elle emportait. Mais le bonhomme était bien loin de trouver que l’un valût l’autre, et le congé qu’il nous donna gracieusement, en nous priant de ne pas même coucher à la maison, fut la preuve certaine qu’il n’en comptait pas comme ma mère. Assez peu affligées d’un compliment qui nous donnait, à ma sœur et à moi, pleine liberté de nous livrer à l’aise au petit genre de vie qui commençait si bien à nous plaire, nous ne songeâmes qu’à emporter nos petits effets et à prendre aussi vite congé du cher beau-père qu’il lui avait plu de nous le donner. Nous nous retirâmes sur-le-champ dans une petite chambre aux environs, ma sœur et moi, en attendant que nous eussions pris notre parti sur notre destinée. Là, nos premiers raisonnements tombèrent sur le sort de notre mère. Nous ne doutâmes pas d’un moment qu’elle ne fût au couvent, décidée à vivre secrètement chez quelque Père, ou à s’en faire entretenir dans quelque coin des environs, et nous nous en tenions sans trop de souci à cette opinion, lorsqu’un Frère du couvent vint nous apporter un billet qui fit changer nos conjectures. Ce billet disait en substance que ce qu’on avait de mieux à nous conseiller était de venir, aussitôt qu’il ferait nuit, au couvent, chez le Père gardien même qui écrivait le billet ; qu’il nous attendrait dans l’église jusqu’à dix heures du soir et qu’il nous mènerait dans l’endroit où était notre mère, dont il nous ferait partager avec plaisir le bonheur actuel et la tranquillité. Il nous exhortait vivement à n’y pas manquer, et surtout à cacher nos démarches avec le plus grand soin, parce qu’il était essentiel que notre beau-père ne sût rien de tout ce qu’on faisait et pour ma mère et pour nous. Ma sœur, qui pour lors avait atteint sa quinzième année et qui, par conséquent, avait et plus d’esprit et plus de raison que moi qui n’en avais que neuf, après avoir congédié le porteur du billet et répondu qu’elle ferait ses réflexions là-dessus, ne put s’empêcher de s’étonner de toutes ces manœuvres. “Françon, me dit-elle, n’y allons pas. Il y a quelque chose là-dessous. Si cette proposition était franche, pourquoi ma mère, ou n’aurait-elle pas joint un billet à celui-ci, ou ne l’aurait-elle pas au moins signé ? Et avec qui serait-elle au couvent, ma mère ? Le Père Adrien, son meilleur ami, n’y est plus depuis trois ans à peu près. Depuis cette époque, elle n’y va plus qu’en passant et n’y a plus aucune intrigue réglée. Par quel hasard aurait-elle été choisir cette retraite ? Le Père gardien n’est, ni n’a jamais été, son amant. Je sais qu’elle l’a amusé deux ou trois fois, mais ce n’est pas un homme à se prendre pour une femme en raison de cela seul, car il n’en est pas de plus inconstant et même de plus brutal envers les femmes, une fois que son caprice est passé. Ainsi d’où vient aurait-il pris tant d’intérêt à notre mère ? Il y a quelque chose là-dessous, te dis-je. Je ne l’ai jamais aimé, ce vieux gardien : il est méchant, il est dur, il est brutal. Il m’a attirée une fois dans sa chambre, où il était avec