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Déjà ses nerfs tressaillaient et sa crise de spasme s’emparait de tout son physique, mais il se contint, rejeta loin de lui les objets tentateurs prêts à triompher de ses sens et, sachant qu’il y avait encore de la besogne à faire, se réserva au moins pour la fin de la journée. On but de six différentes sortes de liqueurs et de trois espèces de cafés, et l’heure sonnant enfin, les deux couples se retirèrent pour aller s’habiller. Nos amis firent un quart d’heure de méridienne, et on passa dans le salon du trône. Tel était le nom donné à l’appartement destiné aux narrations. Les amis se placèrent sur leurs canapés, le duc ayant à ses pieds son cher Hercule, auprès de lui nue, Adélaïde, femme de Durcet et fille du président, et pour quadrille en face de lui, répondant à sa niche par des guirlandes, ainsi qu’il a été expliqué, Zéphyr, Giton, Augustine et Sophie dans un costume de bergerie, présidés par Louison en vieille paysanne jouant le rôle de leur mère. Curval avait à ses pieds Bande-au-ciel, sur son canapé Constance, femme du duc et fille de Durcet, et pour quadrille quatre jeunes Espagnols, chacun sexe vêtu dans son costume et le plus élégamment possible, savoir : Adonis, Céladon, Fanny et Zelmire, présidés par Fanchon en duègne. L’évêque avait à ses pieds Antinoüs, sa nièce Julie sur son canapé et quatre sauvages presque nus pour quadrille : c’étaient, en garçons, Cupidon et Narcisse, et, en filles, Hébé et Rosette, présidés par une vieille amazone jouée par Thérèse. Durcet avait Brise-cul pour fouteur, près de lui Aline, fille de l’évêque, et en face quatre petites sultanes, ici les garçons étant habillés comme les filles et cet ajustement relevant au dernier degré les figures enchanteresses de Zélamir, Hyacinthe, Colombe et Michette. Une vieille esclave arabe, représentée par Marie, conduisait ce quadrille. Les trois historiennes, magnifiquement vêtues à la manière des filles du bon ton de Paris, s’assirent au bas du trône, sur un canapé placé là à dessein, et Mme Duclos, narratrice du mois, en déshabillé très léger et très élégant, beaucoup de rouge et de diamants, s’étant placée sur son estrade, commença ainsi l’histoire des événements de sa vie, dans laquelle elle devait faire entrer dans le détail des cent cinquante premières passions, désignées sous le nom de passions simples :

« Ce n’est pas une petite affaire, messieurs, que de s’énoncer devant un cercle comme le vôtre. Accoutumés à tout ce que les lettres produisent de plus fin et de plus délicat, comment pourrez-vous supporter le récit informe et grossier d’une malheureuse créature comme moi, qui n’ai jamais reçu d’autre éducation que celle que le libertinage m’a donnée. Mais votre indulgence me rassure ; vous n’exigez que du naturel et de la vérité, et à ce titre sans doute j’oserai prétendre à vos éloges. Ma mère avait vingt-cinq ans quand elle me mit au monde, et j’étais son second enfant ; le premier était une fille plus âgée que moi de six ans. Sa naissance n’était pas illustre. Elle était orpheline de père et de mère ; elle l’avait été fort jeune, et comme ses parents demeuraient auprès des Récollets, à Paris, quand elle se vit abandonnée et sans aucune ressource, elle obtint de ces bons Pères la