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(I)

INTRODUCTION

Les guerres considérables que Louis XIV eut à soutenir pendant le cours de son règne, en épuisant les finances de l’État et les facultés du peuple, trouvèrent pourtant le secret d’enrichir une énorme quantité de ces sangsues toujours à l’affût des calamités publiques qu’ils font naître au lieu d’apaiser, et cela pour être à même d’en profiter avec plus d’avantages. La fin de ce règne, si sublime d’ailleurs, est peut-être une des époques de l’empire français où l’on vit le plus de ces fortunes obscures qui n’éclatent que par un luxe et des débauches aussi sourdes qu’elles. C’était vers la fin de ce règne et peu avant que le Régent eût essayé, par ce fameux tribunal connu sous le nom de Chambre de Justice, de faire rendre gorge à cette multitude de traitants, que quatre d’entre eux imaginèrent la singulière partie de débauche dont nous allons rendre compte.

Ce serait à tort que l’on imaginerait que la roture seule s’était occupée de cette maltôte ; elle avait à sa tête de très grands seigneurs. Le duc de Blangis et son frère l’évêque de …, qui tous deux y avaient fait des fortunes immenses, sont des preuves incontestables que la noblesse ne négligeait pas plus que les autres les moyens de s’enrichir par cette voie. Ces deux illustres personnages, intimement liés et de plaisirs et d’affaires avec le célèbre Durcet et le président de Curval, furent les premiers qui imaginèrent la débauche dont nous écrivons l’histoire, et l’ayant communiquée à ces deux amis, tous quatre composèrent les acteurs de ces fameuses orgies.

Depuis plus de six ans ces quatre libertins, qu’unissait une conformité de richesses et de goûts, avaient imaginé de resserrer leurs liens par des alliances où la débauche avait bien plus de part qu’aucun des autres motifs qui fondent ordinairement ces liens ; et voilà quels avaient été leurs arrangements. Le duc de Blangis, veuf de trois femmes, de l’une desquelles il lui restait deux filles, ayant reconnu que le président de Curval avait quelque envie d’épouser l’aînée de ces filles, malgré les familiarités qu’il savait très bien que son père s’était permises avec elle, le duc, dis-je, imagina tout d’un coup cette triple alliance. « Vous voulez Julie pour épouse, dit-il à Curval ; je vous la donne sans balancer et je ne mets qu’une condition : c’est que vous n’en serez point jaloux, qu’elle continuera, quoique votre femme, à avoir pour moi les mêmes complaisances qu’elle a toujours