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créatures si singulièrement célestes qu’on eût dit qu’elles étaient l’ouvrage même de la divinité ? Il fallut donc, à beauté égale, chercher en elles quelque chose qui pût au moins assurer à huit d’entre elles une sorte de supériorité sur les douze autres, et ce que proposa le président sur cela était bien digne de tout le désordre de sa tête. N’importe, l’expédient fut accepté ; il s’agissait de savoir qui d’entre elles ferait mieux une chose que l’on leur ferait souvent faire. Quatre jours suffirent pour décider amplement cette question, et douze furent enfin congédiées, mais non à blanc comme les autres ; on s’en amusa huit jours complètement et de toutes les façons. Ensuite elles furent, comme je l’ai dit, cédées aux maquerelles, qui s’enrichirent bientôt de la prostitution de sujets aussi distingués que ceux-là. Quant aux huit choisies, elles furent mises dans un couvent jusqu’à l’instant du départ, et pour se réserver le plaisir d’en jouir à l’époque choisie, on n’y toucha pas jusque-là.

Je ne m’aviserai pas de peindre ces beautés : elles étaient toutes si également supérieures que mes pinceaux deviendraient nécessairement monotones. Je me contenterai de les nommer et d’affirmer avec vérité qu’il est parfaitement impossible de se représenter un tel assemblage de grâces, d’attraits et de perfections, et que si la nature voulait donner à l’homme une idée de ce qu’elle peut former de plus savant, elle ne lui présenterait pas d’autres modèles.

La première se nommait Augustine : elle avait quinze ans, elle était fille d’un baron de Languedoc et avait été enlevée dans un couvent de Montpellier.

La seconde se nommait Fanny : elle était fille d’un conseiller au parlement de Bretagne et enlevée dans le château même de son père.

La troisième se nommait Zelmire : elle avait quinze ans, elle était fille du comte de Terville qui l’idolâtrait. Il l’avait menée avec lui à la chasse, dans une de ses terres en Beauce, et, l’ayant laissée seule un instant dans la forêt, elle y fut enlevée sur-le-champ. Elle était fille unique et devait, avec quatre cent mille francs de dot, épouser l’année d’après un très grand seigneur. Ce fut celle qui pleura et se désola le plus de l’horreur de son sort.

La quatrième se nommait Sophie : elle avait quatorze ans et était fille d’un gentilhomme assez à son aise et vivant dans sa terre au Berry. Elle avait été enlevée à la promenade, à côté de sa mère qui, voulant la défendre, fut précipitée dans une rivière où sa fille la vit expirer sous ses yeux.

La cinquième se nommait Colombe : elle était de Paris et fille d’un conseiller au parlement ; elle avait treize ans et avait été enlevée en revenant avec une gouvernante, le soir, dans son couvent, au sortir d’un bal d’enfants. La gouvernante avait été poignardée.

La sixième se nommait Hébé : elle avait douze ans, elle était fille d’un capitaine de cavalerie, homme de condition vivant à Orléans. La jeune personne avait été séduite et enlevée dans le couvent où on l’élevait ; deux religieuses avaient été gagnées à force d’argent. Il était impossible de rien voir de plus séduisant et de plus mignon.