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placer le récit. “J’arrive chez le marquis, me dit cette charmante créature, vers les dix heures du matin. Dès que je suis entrée, toutes les portes se ferment. ‘ Que viens-tu faire ici, scélérate ? me dit le marquis tout en feu. Qui t’a permis de me venir interrompre ? ’ Et comme vous ne m’aviez prévenue de rien, vous imaginez facilement à quel point cette réception m’effraya. ‘ Allons, mets-toi nue ! poursuivit le marquis. Puisque je te tiens, garce, tu ne sortiras plus de chez moi… tu vas périr ; te voilà à ton dernier moment. ’ Alors, je fondis en larmes, je me jetai aux pieds du marquis, mais il n’y eut aucun moyen de le fléchir. Et comme je ne me pressais pas assez de me déshabiller, il déchira lui-même mes vêtements en les arrachant de force de dessus mon corps. Mais ce qui acheva de m’effrayer, ce fut de les voir jeter au feu à mesure qu’il les enlevait. ‘ Tout ceci devient inutile, disait-il en jetant pièce à pièce tout ce qu’il emportait dans un vaste foyer. Tu n’as plus besoin de robe, de mantelet, d’ajustement : ce n’est plus qu’une bière qu’il te faut. ’ En un instant je fus tout à fait nue. Alors le marquis, qui ne m’avait jamais vue, contempla un instant mon derrière, il le mania en jurant, l’entrouvrit, le resserra, mais ne le baisa point. ‘ Allons, putain, dit-il, c’en est fait ! tu vas suivre tes habits, et je vais t’attacher sur ces chenets ; oui, foutre ! oui, sacrebleu ! te brûler vive, garce, avoir le plaisir de respirer l’odeur qui exhalera de ta chair brûlée ! ’ Et disant cela, il tombe pâmé dans son fauteuil, et décharge en dardant son foutre sur mes vêtements qui brûlent encore. Il sonne, on entre, un valet m’emmène, et je retrouve, dans une chambre voisine, de quoi me vêtir complètement, en parures deux fois plus belles que celles qu’il avait consumées.”

« Tel est le récit que me fit Lucile ; reste à savoir maintenant si c’est à cela ou à pis qu’il fit servir la jeune pucelle que je lui vendis. — À bien pis, dit la Desgranges, et vous avez bien fait de faire un peu connaître ce marquis, car j’aurai occasion d’en parler à ces messieurs. — Puissiez-vous, madame, dit Duclos à la Desgranges, et vous, mes chères compagnes, ajouta-t-elle en adressant la parole à ses deux autres camarades, le faire avec plus de sel, d’esprit et d’agrément que moi. C’est votre tour, le mien est fini, et je n’ai plus qu’à prier ces messieurs de vouloir bien excuser l’ennui que je leur ai peut-être causé par la monotonie presque inévitable en de semblables récits qui, tous fondus dans un même cadre, ne peuvent guère ressortir que par eux-mêmes. »

Après ces paroles, la belle Duclos salua respectueusement la compagnie, et descendit de la tribune pour venir auprès du canapé de ces messieurs, où elle fut généralement applaudie et caressée. On servit le souper, auquel elle fut invitée, faveur qui n’avait encore été faite à aucune femme. Elle fut aussi aimable dans la conversation qu’elle avait été amusante dans le récit de son histoire, et, pour récompense du plaisir qu’elle avait procuré à l’assemblée, elle fut créée directrice générale des deux