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absolument de plaisir que par là. Une difformité de la nature (elle était barrée) l’ayant empêchée de connaître autre chose, elle s’était livrée à cette espèce de plaisir, entraînée et par cette impossibilité de faire autre chose et par de premières habitudes, moyennant quoi elle s’en tenait à cette lubricité dans laquelle on prétend qu’elle était encore délicieuse, bravant tout, ne redoutant rien. Les plus monstrueux engins ne l’effrayaient pas, elle les préférait même, et la suite de ces mémoires nous l’offrira peut-être combattant valeureusement encore sous les étendards de Sodome comme le plus intrépide des bougres. Elle avait des traits assez gracieux, mais un air de langueur et de dépérissement commençait à flétrir ses attraits, et sans son embonpoint qui la soutenait encore, elle eût pu déjà passer pour très usée.

Pour la Desgranges, c’étaient le vice et la luxure personnifiés : grande, mince, âgée de cinquante-six ans, l’air livide et décharné, les yeux éteints, les lèvres mortes, elle donnait l’image du crime prêt à périr faute de force. Elle avait été jadis brune ; on avait prétendu même qu’elle avait un beau corps ; peu après, ce n’était plus qu’un squelette qui ne pouvait inspirer que du dégoût. Son cul flétri, usé, marqué, déchiré, ressemblait plutôt à du papier marbré qu’à de la peau humaine, et le trou en était tellement large et ridé que les plus gros engins, sans qu’elle le sentît, pouvaient y pénétrer à sec. Pour comble d’agréments, cette généreuse athlète de Cythère, blessée dans plusieurs combats, avait un téton de moins et trois doigts de coupés ; elle boitait, et il lui manquait six dents et un œil. Nous apprendrons peut-être à quel genre d’attaques elle avait été si maltraitée ; ce qu’il y a de bien sûr, c’est que rien ne l’avait corrigée, et si son corps était l’image de la laideur, son âme était le réceptacle de tous les vices et de tous les forfaits les plus inouïs. Incendiaire, parricide, incestueuse, sodomite, tribade, meurtrière, empoisonneuse, coupable de viols, de vols, d’avortements et de sacrilèges, on pouvait affirmer avec vérité qu’il n’y avait pas un seul crime dans le monde que cette coquine-là n’eût commis ou fait commettre. Son état actuel était le maquerellage ; elle était l’une des fournisseuses attitrées de la société, et comme à beaucoup d’expérience elle joignait un jargon assez agréable, on l’avait choisie pour remplir le quatrième rôle d’historienne, c’est-à-dire celui dans le récit duquel il devait se rencontrer le plus d’horreurs et d’infamies. Qui, mieux qu’une créature qui les avait toutes faites, pouvait jouer ce personnage-là ?

Ces femmes trouvées, et trouvées dans tous points telles qu’on pouvait les désirer, il fallut s’occuper des accessoires. On avait d’abord désiré de s’entourer d’un grand nombre d’objets luxurieux des deux sexes, mais quand on eut fait attention que le seul local où cette partie lubrique pût commodément s’exécuter était ce même château en Suisse appartenant à Durcet et dans lequel il avait expédié la petite Elvire, que ce château peu considérable ne pourrait pas contenir un si grand nombre d’habitants, et que d’ailleurs il pouvait devenir indiscret et dangereux d’emmener tant de monde, on se réduisit à trente-deux sujets en tout, les historiennes