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« Ici, messieurs, continua Duclos, je suis obligée de revenir sur mes pas, et de vous raconter, pour finir la soirée, deux aventures qui me sont arrivées dans ma jeunesse. Comme elles sont un peu fortes, elles auraient été déplacées dans le cours des faibles événements par lesquels vous m’aviez ordonné de commencer ; j’ai donc été obligée de les déplacer et de vous les garder pour le dénouement. Je n’avais pour lors que seize ans, et j’étais encore chez la Guérin ; on m’avait placée dans le cabinet intérieur de l’appartement d’un homme d’une très grande distinction, en me disant simplement d’attendre, d’être tranquille, et de bien obéir au seigneur qui viendrait s’amuser avec moi. Mais on s’était bien gardé de m’en dire davantage ; je n’aurais pas eu autant de peur si j’avais été prévenue, et notre libertin certainement pas autant de plaisir. Il y avait environ une heure que j’étais dans ce cabinet, lorsqu’on l’ouvre à la fin. C’était le maître même. “Que fais-tu là, coquine, me dit-il avec l’air de la surprise, à l’heure qu’il est, dans mon appartement ? Ah ! putain, s’écria-t-il en me saisissant par le col jusqu’à me faire perdre la respiration, ah ! gueuse, tu viens pour me voler !” À l’instant, il appelle à lui ; un valet affidé paraît : “La Fleur, lui dit le maître tout en colère, voilà une voleuse que j’ai trouvée cachée ; déshabille-la toute nue, et prépare-toi à exécuter, après, l’ordre que je te donnerai.” La Fleur obéit ; en un instant je suis dépouillée, et on jette mes vêtements dehors à mesure que je les quitte. “Allons, dit le libertin à son valet, va chercher un sac, à présent, couds-moi cette garce dedans, et va la jeter à la rivière !” Le valet sort pour aller chercher le sac. Je vous laisse à penser si je profitai de cet intervalle pour me jeter aux pieds du patron, et pour le supplier de me faire grâce, l’assurant que c’est Mme Guérin, sa maquerelle ordinaire, qui m’a placée elle-même là, mais que je ne suis point une voleuse… Mais le paillard, sans rien écouter, me saisit les deux fesses, et les pétrissant avec brutalité : “Ah ! foutre, dit-il, je vais donc faire manger ce beau cul-là aux poissons !” Ce fut le seul acte de lubricité qu’il parût se permettre, et encore n’exposa-t-il rien à ma vue qui pût me faire croire que le libertinage entrait pour quelque chose dans la scène. Le valet rentre, apporte un sac ; quelque instance que je puisse faire, on me campe dedans, on m’y coud, et La Fleur me charge sur ses épaules. Alors j’entendis les effets de la révolution de la crise chez notre libertin, et vraisemblablement il avait commencé à se branler dès qu’on m’avait mis dans le sac. Au même instant où La Fleur me chargea, le foutre du scélérat partit. “Dans la rivière… dans la rivière… entends-tu, La Fleur, disait-il en bégayant de plaisir ; oui, dans la rivière, et tu mettras une pierre dans le sac pour que la putain soit plus tôt noyée.” Tout fut dit ; nous sortîmes, nous passâmes dans une chambre voisine, La Fleur, ayant décousu le sac, me rendit mes habits, me donna deux louis, quelques preuves non équivoques d’une manière de se conduire dans le plaisir très différemment que son maître, et je revins chez la Guérin que je grondai fort de ne m’avoir point prévenue, et qui, pour se raccommoder avec