Page:Sade - Les 120 journées de Sodome (édition numérique).djvu/231

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— Page 231 —

vouliez la supposer, n’est plus horrible pour vous dès qu’elle vous fait décharger ; elle ne l’est donc plus qu’aux yeux des autres ; mais qui m’assure que l’opinion des autres, presque toujours fausse sur tous les objets, ne l’est pas également sur celui-ci ? Il n’y a, poursuivit-il, rien de foncièrement bien et rien de foncièrement mal ; tout n’est que relatif à nos mœurs, à nos opinions et à nos préjugés. Ce point établi, il est extrêmement possible qu’une chose parfaitement indifférente en elle-même soit pourtant indigne à vos yeux et très délicieuse aux miens, et dès qu’elle me plaît, d’après la difficulté de lui assigner une place juste, dès qu’elle m’amuse, ne serais-je pas un fou de m’en priver seulement parce que vous la blâmez ? Va, va, ma chère Duclos, la vie d’un homme est une chose si peu importante que l’on peut s’en jouer tant que cela plaît, comme l’on le ferait de celle d’un chat ou de celle d’un chien ; c’est au plus faible à se défendre ; il a, à fort peu de chose près, les mêmes armes que nous. Et puisque tu es si scrupuleuse, ajoutait mon homme, que dirais-tu donc de la fantaisie d’un de mes amis ?” Et vous trouverez bon, messieurs, que ce goût qu’il me raconta fasse et termine le cinquième récit de ma soirée.

« Le président me dit que cet ami ne voulait avoir affaire qu’à des femmes qui vont être exécutées. Plus le moment où l’on peut les lui livrer est voisin de celui où elles vont périr, et plus il les paye ; mais il faut toujours que ce soit après que leur sentence leur a été signifiée. À portée par sa place d’avoir de ces sortes de bonnes fortunes-là, il n’en manque jamais une, et je lui ai vu payer jusqu’à cent louis des tête-à-tête de cette espèce. Cependant il n’en jouit pas, il n’exige d’elles que de montrer leurs fesses et de chier ; il prétend que rien n’égale le goût de la merde d’une femme à qui on vient de faire une pareille révolution. Il n’y a rien qu’il n’imagine pour se procurer ces tête-à-tête, et encore, comme vous croyez bien, veut-il qu’on ne le connaisse pas. Quelquefois il passe pour le confesseur, quelquefois pour un ami de leur famille, et toujours l’espoir de leur être utile si elles sont complaisantes étaie ses propositions. “Et quand il a fini, quand il s’est satisfait, par où t’imagines-tu qu’il finit son opération, ma chère Duclos ? me disait le président… Par la même chose que moi, ma chère amie : il réserve son foutre pour le dénouement, et le lâche en les voyant délicieusement expirer. — Ah ! c’est bien scélérat ! lui dis-je. — Scélérat ? interrompit-il… Verbiage que cela, mon enfant ! rien n’est scélérat de ce qui fait bander, et le seul crime dans le monde est de se refuser quelque chose sur cela.” »

« Aussi ne se refusait-il rien, dit la Martaine, et Mme Desgranges et moi aurons, je me flatte, occasion d’entretenir la compagnie de quelques anecdotes lubriques et criminelles du même personnage. — Ah ! tant mieux, dit Curval, car voilà un homme que j’aime déjà beaucoup. Voilà comme il faut penser sur les plaisirs, et sa philosophie me plaît infiniment. Il est incroyable à quel point l’homme, déjà resserré dans tous ses amusements, dans toutes ses facultés, cherche à restreindre encore les bornes de son