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en cette situation raconter avec les plus grands détails, et par ordre, tous les différents écarts de cette débauche, toutes ses branches, toutes ses attenances, ce qu’on appelle en un mot, en langue de libertinage, toutes les passions. On n’imagine point à quel degré l’homme les varie, quand son imagination s’enflamme. Leur différence entre eux, excessive dans toutes leurs autres manies, dans tous leurs autres goûts, l’est encore bien davantage dans ce cas-ci, et qui pourrait fixer et détailler ces écarts ferait peut-être un des plus beaux travaux que l’on pût voir sur les mœurs et peut-être un des plus intéressants. Il s’agissait donc d’abord de trouver des sujets en état de rendre compte de tous ces excès, de les analyser, de les étendre, de les détailler, de les graduer et de placer au travers de cela l’intérêt d’un récit. Tel fut en conséquence le parti qui fut pris. Après des recherches et des informations sans nombre, on trouva quatre femmes déjà sur le retour (c’est ce qu’il fallait, l’expérience ici était la chose la plus essentielle), quatre femmes, dis-je, qui, ayant passé leur vie dans la débauche la plus excessive, se trouvaient en état de rendre un compte exact de toutes ces recherches. Et, comme on s’était appliqué à les choisir douées d’une certaine éloquence et d’une tournure d’esprit propre à ce qu’on en exigeait, après s’être entendues et recordées, toutes quatre furent en état de placer, chacune dans les aventures de leur vie, tous les écarts les plus extraordinaires de la débauche, et cela dans un tel ordre, que la première, par exemple, placerait dans le récit des événements de sa vie les cent cinquante passions les plus simples et les écarts les moins recherchés ou les plus ordinaires, la seconde, dans un même cadre, un égal nombre de passions plus singulières et d’un ou plusieurs hommes avec plusieurs femmes ; la troisième également, dans son histoire, devait introduire cent cinquante manies des plus criminelles et des plus outrageantes aux lois, à la nature et à la religion ; et comme tous ces excès mènent au meurtre et que ces meurtres commis par libertinage se varient à l’infini et autant de fois que l’imagination enflammée du libertin adopte de différents supplices, la quatrième devait joindre aux événements de sa vie le récit détaillé de cent cinquante de ces différentes tortures. Pendant ce temps-là, nos libertins, entourés, comme je l’ai dit d’abord, de leurs femmes et ensuite de plusieurs autres objets dans tous les genres, écouteraient, s’échaufferaient la tête et finiraient par éteindre, avec ou leurs femmes ou ces différents objets, l’embrasement que les conteuses auraient produit. Il n’y a sans aucun doute rien de plus voluptueux dans ce projet que la manière luxurieuse dont on y procéda, et ce sont et cette manière et ces différents récits qui vont former cet ouvrage, que je conseille, d’après cet exposé, à tout dévot de laisser tout de suite s’il ne veut pas être scandalisé, car il voit que le plan est peu chaste, et nous osons lui répondre d’avance que l’exécution le sera encore bien moins.

Comme les quatre actrices dont il s’agit ici jouent un rôle très essentiel dans ces mémoires, nous croyons, dussions-nous en demander excuse au lecteur, être encore obligé de les peindre. Elles raconteront, elles