Page:Sade - Les 120 journées de Sodome (édition numérique).djvu/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— Page 213 —

assez sombre, où je vois un homme au lit et, dans le milieu de la chambre, une bière. “Vous voyez, me dit notre libertin, un homme au lit de la mort, et qui n’a pas voulu fermer les yeux sans rendre encore une fois hommage à l’objet de son culte. J’adore les culs, et je veux mourir en en baisant un. Dès que j’aurai fermé les yeux, vous me placerez vous-même dans cette bière après m’avoir enseveli, et vous m’y clouerez. Il entre dans mes intentions de mourir ainsi dans le sein du plaisir, et d’être servi dans ce dernier moment par l’objet même de ma lubricité. Allons, continue-t-il d’une voix faible et entrecoupée, dépêchez-vous, car je suis au dernier moment.” J’approche, je me tourne, je lui fais voir mes fesses. “Ah ! le beau cul ! dit-il, que je suis bien aise d’emporter au tombeau l’idée d’un si joli derrière !” Et il le maniait, et il l’entrouvrait, et il le baisait, comme l’homme du monde qui se porte le mieux. “Ah ! dit-il au bout d’un instant, en quittant sa besogne et se retournant de l’autre côté, je savais bien que je ne jouirais pas longtemps de ce plaisir ! J’expire, souvenez-vous de ce que je vous ai recommandé.” Et, en disant cela, il pousse un grand soupir, se roidit, et joue si bien son rôle que le diable m’emporte si je ne le crus mort. Je ne perds pas la tête : curieuse de voir la fin d’une si plaisante cérémonie, je l’ensevelis. Il ne bougeait plus, et soit qu’il eût un secret pour paraître ainsi, soit que mon imagination fût frappée, mais il était raide et froid comme une barre de fer ; son vit seul donnait quelques signes d’existence, car il était dur et collé contre son ventre et des gouttes de foutre semblaient s’en exhaler malgré lui. Sitôt qu’il est empaqueté dans un drap, je l’emporte, et ce n’était pas là le plus aisé, car la manière dont il se raidissait le rendait aussi lourd qu’un bœuf. J’en viens pourtant à bout, et je l’étends dans sa bière ; dès qu’il y est, je me mets à réciter l’office des morts et je le cloue enfin. Tel était l’instant de la crise : à peine a-t-il entendu les coups de marteau, qu’il s’écrie comme un furieux : “Ah ! sacré nom d’un Dieu, je décharge ! Sauve-toi putain, sauve-toi, car si je t’attrape tu es morte !” La peur me prend, je me lance sur l’escalier, où je rencontre un valet de chambre adroit et au fait des manies de son maître, qui me donne deux louis, et qui entre précipitamment dans la chambre du patient pour le délivrer de l’état où je l’avais mis. »

« Voilà un plaisant goût, dit Durcet. Eh bien ! Curval, le conçois-tu, celui-là ? — À merveille, dit Curval, ce personnage-là est un homme qui veut se familiariser avec l’idée de la mort, et qui n’a pas vu de meilleur moyen pour cela que de la lier avec une idée libertine. Il est parfaitement sûr que cet homme-là mourra en maniant des culs. — Ce qu’il y a de certain, dit Champville, c’est que c’est un fier impie ; je le connais, et j’aurai occasion de vous faire voir comme il en use avec les plus saints mystères de la religion. — Ça doit être, dit le duc ; c’est un homme qui se moque de tout et qui veut s’accoutumer à penser et à agir de même à ses derniers instants. — Pour moi ajouta l’évêque, je trouve quelque chose de très piquant à cette passion, et je