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fortune bien attrayante assurément pour ce malheureux, et que je commençais déjà à dissiper en folies. Voici ce qui en fit naître l’occasion. Ce malheureux garçon cordonnier, marié avec une pauvre fille de son état, avait pour unique fruit de cet hymen infortuné une jeune fille d’environ douze ans, et que l’on m’avait dépeinte comme réunissant aux traits de l’enfance tous les attributs de la plus tendre beauté. Cette enfant qu’on élevait pauvrement, mais cependant avec tout le soin que pouvait permettre l’indigence des parents, dont elle faisait les délices, me parut une excellente capture à faire. Petignon ne venait jamais au logis ; il ignorait les droits qu’il y avait. Mais sitôt que la Fournier m’en eut parlé, mon premier soin fut de me faire informer de lui et de tous ses entours, et ce fut ainsi que j’appris qu’il possédait un trésor chez lui. Dans le même temps, le marquis de Mesanges, libertin fameux et de profession dont la Desgranges sans doute aura plus d’une fois occasion de vous entretenir, vint s’adresser à moi pour lui faire avoir une pucelle qui n’eût pas treize ans, et cela à quelque prix que ce fût. Je ne sais ce qu’il en voulait faire, car il ne passait pas pour un très rigoureux homme sur cet article, mais il y mettait pour clause, après que son pucelage aurait été constaté par des experts, de l’acheter de mes mains une somme prescrite, et que, de ce moment-là, il n’aurait plus affaire à qui que ce fût, attendu, disait-il, que l’enfant serait dépaysé et ne reviendrait peut-être jamais en France. Comme le marquis était une de mes pratiques, et que vous l’allez voir bientôt lui-même sur la scène, je mis tout en œuvre pour le satisfaire, et la petite fille de Petignon me parut positivement ce qu’il lui fallait. Mais comment la dépayser ? L’enfant ne sortait jamais, on l’instruisait dans la maison même, c’était retenu avec une sagesse, une circonspection qui ne me laissait aucun espoir. Il ne m’était pas possible d’employer pour lors ce fameux débaucheur de filles dont j’ai parlé : il était pour lors à la campagne, et le marquis me pressait. Je ne trouvai donc qu’un moyen, et ce moyen servait on ne peut mieux la petite méchanceté secrète qui me portait à faire ce crime, car il l’aggravait. Je résolus de susciter des affaires au mari et à la femme, de tâcher de les faire enfermer tous deux, et la petite fille se trouvant par ce moyen, ou moins gênée ou chez des amis, il me serait aisé de l’attirer dans mon piège. Je leur lançai donc un procureur de mes amis, homme à toute main et dont j’étais sûre pour de tels coups d’adresse. Il s’informe, déterre des créanciers, les excite, les soutient, bref en huit jours le mari et la femme sont en prison. De ce moment tout me devint aisé ; une marcheuse adroite accosta bientôt la petite fille abandonnée chez de pauvres voisins ; elle vint chez moi. Tout répondait à son extérieur : c’était la peau la plus douce et la plus blanche, les petits appas les plus ronds, les mieux formés… Il était difficile en un mot de trouver un plus joli enfant. Comme elle me revenait à près de vingt louis, tous frais faits, et que le marquis voulait la payer une somme prescrite, au-delà du payement de laquelle il ne prétendait ni en entendre parler ni avoir affaire à personne, je la lui laissai pour cent louis, et comme il devenait essentiel pour moi que l’on n’eût